Le vernis de ce paysage rouge foncé est en ivresse au pied de ce ruisseau
La lumière éblouit ces bras mis en rond comme une couronne de peau
Légèrement je finirais dans ces pays-là.
Voilà, c’est fini comme on dit ;
Au mieux les trois-quarts, mais cela peut être aussi demain ;
Je n’imaginais pas une fin si asexuée, si ennuyeuse alors que la vie réclame tant de violences heureuses ; le temps a passé comme on dit, presqu’encore une fois très insidieusement, je ne me suis rendu compte de rien.
Et puis lorsque le fleuve s’est élargi perpétuellement, que les actions quotidiennes devinrent répétitives, stériles, infertiles, monotones, que les berges furent très lointaines, je vis l’estuaire de la fin ; non pas un étranglement, mais l’infini désert clapotant du rien, la solitude primale au centre de moi-même et cette condition unique d’homme isolé, d’homme non partagé, d’homme non désiré. D’homme inutile.
Déjà ma femme ne me caressait plus depuis très longtemps, et la vie à deux se transformait en une sorte d’acquiescement de l’amitié et de la confiance ; je ne vivais plus avec une amante fougueuse et étonnée mais avec une aimable sœur pleine de bonnes sollicitudes. Le désir de séduire avait disparu malheureusement, et ce départ – sournois – était l’une des clefs de ces désamours. Femmes aimantes, continuez à flirter avec vos compagnons, utilisez tous les arts féminins, on ne cessera alors de vous contempler charmés !
Ainsi, pour ne pas m’ouvrir les veines immédiatement, je prenais des bains chauds, un livre en main pour dissiper les ennuis, les remugles terribles et les chagrins du déplaisir. Je remettais cela à demain. Offrant mon corps fatigué et vaincu à l’immense noir du rien, du néant total. En dérivement justement. Une chaude eau mousseuse. Mais j’eus l’impression – un moment – d’avoir tout lu. Et de rajouter inutilement des phrases à des phrases déjà parcourues. Vous le savez, la chair est triste, hélas et j’ai lu tous les livres.
Paradoxalement, l’immense beauté du monde extérieur calmait un peu les désastres internes. Ici l’achat d’une magnifique boîte de Longicornes à un prix dérisoire bien loin du temps passé à leur récolte et à leur classification ; là la relecture d’un livre magique ; ici la marche dans la neige et ce bruit si typique des bottes s’enfonçant dans le velours ; et puis tant de choses qui restent, tant de petits plaisirs si l’on creuse… Un chiot joueur tourne sans lassitude autour de toi et évite d’être attrapé. Des oiseaux mangent dans le froid en se combattant gentiment. Une mésange huppée me regarde fixement, ne lui manque qu’une guitare.
Tant de quoi dis-tu ? Non je trouve qu’il en reste bien peu ; c’est pourquoi ce paysage crépusculaire en vernis rouge – au bord de l’eau – pourrait à lui seul écarter les doutes et les vaines peurs. Tu me conseilles de photographier ces instants-là. Tu me reproches de ne plus photographier. Juste regarder et rêver, je dis.
Même, là, le petit Rhône que l’on longe montre en hiver des images féériques, ces coups de pinceaux en cheveux d’argent que montrent les grands peupliers blancs. Dans la brume, au bord du fleuve, cette grisaille permanente donne au contraire du baume au cœur ; la vie est là, bien loin des vies humaines, il y a une grande nonchalance dans cette vie naturelle. Du coup, mes problèmes semblent idiots, peut-être ne suis-je pas là pour vivre ainsi. Où s’est produit le dérèglement ?
Je ne fais plus de photos, je ne récolte plus d’insectes, je n’herborise plus ; j’observe seulement et c’est déjà beaucoup.
Le haut des peupliers blancs raye le ciel gris de gouache argentée, magistralement.