Cesare Pavese n’est pas seulement le bon romancier que l’on connait ou le rédacteur du magnifique « Le métier de vivre » (voir dans ce blog la critique dans livres coups de cœur), c’est aussi un poète reconnu et apprécié.
En 1950 il se suicide en laissant sur la table son dernier recueil : « La mort viendra et elle aura tes yeux ». Pavese ne put jamais s’adapter à la vie « adulte ». Les premiers poèmes (parus dans "travailler fatigue") parlent beaucoup de paysages (les collines piémontaises) ou de la ville (les rues turinoises) « Chaque rue s’ouvre en grand, on dirait une porte. », c’est une poésie narrative, poésie qui reste néanmoins austère ; les vrais sujets de cette poésie là sont la mort, l’absence, la peur du sexe opposé, poésie violente aussi, riche en images de sang. « Travailler fatigue » est un grand texte de poésie. Chaque petit poème raconte une histoire, très souvent dans la dureté du petit monde paysan italien et la solitudes des grandes villes.
Sous le silence des lumières énormes,
je suis sur le trottoir
mes tristes pensées, comme l’ombre
qui devant moi vacille.
La foule trépignante
est passée et repassée sur nous
qui, dans les rues nocturnes,
nous sommes déchirés, et tellement tendus
que nous sommes usés désormais,
luisants de la terrible usure
de l’asphalte d’un boulevard.
Tant de gens, tant de gens – autant que de lumières
allumées sur les places –
tant de silhouettes lentes lentes lentes
ont piétiné notre âme.
Je me souviens, mon visage insondable
dans les vitrines glauques, était un des tourments.
Ainsi que la pensée que ces membres
un jour se tordront d’agonie.
Maintenant je traîne mes pas
sous les lumières énormes, innombrables
qui, en grand silence, ont assombri le ciel.
Et tout autour j’entends encore le grondement
de la chute infinie dans la mort.
(1929)
« La mort viendra et elle aura tes yeux » est un tout autre texte, plus « léger » dans l’écriture, ce texte là sera reconnu et chanté comme Prévert ou Aragon, par exemple ; il a été écrit pour son amour malheureux : l’actrice américaine Constance Dowling.
Et sentier de rochers
Brise dans les roseaux
Et tu connais la vigne
Qui se tait à la nuit.
Tu es sans paroles.
Il y a une terre taciturne
Et ce n’est pas ta terre
Sur arbres et collines.
Des eaux et des campagnes.
Tu es silence muré
Inflexible, tu es lèvres,
Sombres yeux. Tu es la vigne.
C’est une terre qui attend
Et qui est sans paroles.
Des journées ont passé
Sous des cieux enflammés.
Tu as joué aux nuages.
C’est une terre mauvaise –
Et ton front le sait bien.
9a aussi c’est la vigne.
Tu retrouveras
Nuages et roseaux, et les voix
Comme une ombre de lune.
Tu retrouveras des paroles
Par-delà la vie brève
Et nocturne des jeux,
Et l’enfance fervente.
Le silence sera doux.
Tu es la terre et la vigne.
Un silence fervent
Brûlera la campagne
Comme les feux au soir.
Poèmes écrits pour l’actrice Constance Dowling
Dans le « métier de vivre » :
« Je passe la journée comme quelqu’un qui a heurté un angle avec la rotule de son genou : toute la journée est comme cet instant intolérable. La douleur est dans ma poitrine qui me semble défoncée et encore avide, palpitante d’un sang qui s’enfuit sans recours, comme à la suite d’une énorme blessure. Naturellement, tout cela est une idée fixe. Mon Dieu, mais c’est parce que je suis seul et demain, je connaitrai un bref bonheur, et puis de nouveau les frissons, l’étreinte, la torture. Je n’ai plus physiquement la force de rester seul. Une seule fois j’y suis parvenu, mais maintenant c’est une rechute et comme toutes les rechutes, elle est mortelle. »
Correspondance :
« après tant d’expériences qui ont échoué et qui justement ne font souffrir que parce qu’on s’en souvient, on a envie de se fermer les yeux et la bouche et de se taire, de disparaitre. N’avez-vous jamais éprouvé un soir la honte, l’horreur d’avoir parlé, d’avoir ri, d’avoir existé dans le monde, ce jour-là ? je commence à croire que c’est une manie qui m’est propre car il ne se passe pas de nuit que je ne souffre ce tourment. Et pourtant je suis gai, je marche, je rencontre des gens, je parle, je travaille, en somme je vis… »