Le monde de George Sand était tout près et je m’imaginais fouler des sentes où elle était peut-être passée. Ce qui est sûr, c’est que je voyais ce qu’elle vit, elle. J’imagine bien sûr que le monde paysan n’était pas le même. Mon ami, journaliste indépendant, venait de tout plaquer, pour élever ses chèvres. Au début ce fut difficile, les fromages souvent trop ceci ou pas assez cela, quelques quolibets de la campagne profonde du profond Berry, puis peu à peu il fut accepté. On pouvait acheter ses fromages dans plusieurs commerces du petit village, il était devenu l’un des leurs. Pourtant avec sa petite maison bien proprette, vieux garçon oblige, avec ses grandes photographies d’Afrique ou de Madagascar, ou des Seychelles et les innombrables bibliothèques qui rendaient les déplacements délicats dans l’habitation, il donnait l’impression de ne pas être à sa place.
Je me souvenais sur une butte dominant la Creuse, d’un amour platonique d’enfance, et des mêmes balades ; à l’époque la chienne était noire et assez pataude, il fallait souvent la porter, mais il s’agissait du même paysage, des mêmes sensations, du même émerveillement devant le monde naturel, les innombrables oiseaux, les traces d’animaux, les odeurs des feuilles mortes, le terreau, la glaise, la boue, les flaches dans les arbres, les bois morts, les forêts sauvages. La jeunette était brune et fort sauvageonne, toujours solitaire, mais elle me tolérait dans ses balades forestières, moi le tourangeau, donc presque l’étranger puisqu’il y a bien une centaine de kilomètres entre le pays aux mille étangs et la Touraine. Elle avait un très beau sourire, et lors d’une des dernières excursions faites ensemble, elle me permit (chose exceptionnelle !) de la photographier, je garde ces quelques portraits comme une porte ouverte encore sur un autre monde. J’appris bien plus tard qu’elle mourut, elle et son mari fou de montagnes, dans une avalanche.
Là, encore, je m’assoupis, la tête collée au corps poilu et chaud de la grosse chienne blanche. Je voyais que le temps passe. Que les corps vieillissent. Les trous d’eau où je plongeais, je n’y saute plus. Mais les paysages, eux, ne se fanent pas, les couleurs naturelles sans cesse refont leurs saisons, j’eus enfin envie de dire merci, merci à je ne sais qui, merci de vivre, merci de partager ce feuillage, merci pour l’odeur « ventre de lièvre » de ce sous-bois humide, merci de cette eau fraîche qui piquait ma main. Oh ! Pays ! Gloire à toi !
Subitement la chienne mugit, un trou béant s’ouvrait dans une faille de la falaise, tout doucement il s’agrandit, une petite grotte apparut. Un air tourbillonnant anormalement chaud nous irriguait, j’avançais, je compris alors : il suffisait de débusquer la mort. Heureux, je franchis le gouffre.

un des maîtres de l'école de Crozant, 1894
ce lieu est tout près de "mon gouffre"
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Rêveuse, tu croquais des sites apaisés;
Et je venais te voir quand tu me faisais signe,
A l'ombre des coteaux rocailleux et boisés.