
"La chute" utilise le procédé du soliloque, procédé étonnant, assez peu utilisé et qui pourtant fonctionne à merveille.
Sartre – pourtant en bien mauvais termes avec Camus – disait que « ce récit est peut-être la meilleure, mais certainement la moins comprise des œuvres de Camus. ».
Pour Jean Bloch-Michel, Camus a trouvé dans « mémoires écrits dans un souterrain » de Dostoïevski l’idée du soliloque avec un interlocuteur muet. Dostoïevski parle déjà de « juge ». Victor Hugo dans « le dernier jour d’un condamné » avait aussi utilisé ce procédé.
Qu’en est-il de ce récit ?
Jean-Baptiste Clamence rencontre à Amsterdam dans un bar un compatriote français et engage la conversation. Cet interlocuteur restera très peu dévoilé tout au long du récit. Le narrateur se présente : il fut jadis un brillant avocat parisien, il est maintenant « juge-pénitent » à Amsterdam.
Le narrateur souhaite parler de lui ; jadis il défendait les justes causes avec ferveur et réussite ; il avait « réussi sa vie ». Homme à femmes, avocat reconnu, pas de soucis dans cette vie bien organisée. Cependant la machine se dérégla un soir où il entendit un rire qui venait de nulle part, un rire qui le bouleversa bien fortement. Il crevait de vanité selon ses dires : il prêtait une attention superficielle aux êtres et aux évènements, tout glissait à sa surface. D’autres incidents anodins arrivèrent : il se laissa frapper sans réagir, premières difficultés sexuelles, mais surtout suicide à Paris d’une jeune femme : « j’entendis le bruit qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat sur l’eau. Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. »
Alors Clamence devient « indifférent » à la société, il s’accuse et attend son procès : on est tous coupable.
Le message que semble nous délivrer Camus, peut paraitre ambigu : la culpabilité humaine ? La notion de double (un peu comme le livre de Kazan « l’arrangement »). La mauvaise conscience de l’humanité ? La solitude humaine ? Une parabole ? Détresse du vivre ? Dérision générale sur notre condition humaine ? Approche et refus de la mort ? Duplicité profonde de l'homme (Janus = Clamence) ? Religions sans secours ? L'amour : la solution ? Le malconfort ? Le mensonge est partout ? Un pamphlet contre le monde intellectuel parisien (Sartre et Camus sont alors en rupture) ? Noire vision de l'homme ? Autobiographie (Clamence = Camus) ?
Le roman de Camus est à la fois très moderne et très classique, écrit dans une langue superbe, ironique et précieuse. Pleine d’éloquence.


« Ah ! mon ami, savez-vous ce qu’est la créature solitaire, errant dans les grandes villes ?… »
« je décidai de quitter la société des hommes . »
« il ne s’agissait plus que de vieillir. »
« n’attendez pas le jugement dernier, il a lieu tous les jours ».
"Ne sommes-nous pas tous semblables, parlant sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions bien que nous connaissions d'avance les réponses ? Alors, racontez moi je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie."
Roger Grenier a dit à propos de ce livre : « Le narrateur, un peu abstrait de ce récit corrosif… parle en fait pour chacun de nous et nous fait avouer qu’être heureux, c’est déjà être coupable. » Meursault dans « l’étranger » le disait déjà : « De toute façon, on est toujours un peu fautif. ».
C’est aussi un roman à tiroirs qu’il faut lire plusieurs fois pour en apprécier toutes les facettes. Comme le disait je ne sais plus qui : « tout ne prend sens qu’avec une lecture rétrospective. » C’est tout l’art de ce romancier d’exception que fut Albert Camus.
Car « la chute » se produit à l’aube.
PS : j'eus la chance de voir au théâtre un François Chaumette jouant un savoureux Clamence, bravo à lui.
PS 2 : je crois que c'est le livre que j'ai le plus relu, et chaque relecture fut un vrai plaisir ; Camus écrivain majeur.