« La lune était posée derrière les chênes – une couleur d’abricot mouillé. »
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J’ai dû lire 4 ou 5 fois ce livre, très régulièrement, je réouvre ce roman dont la couverture et les pages commencent à être fatiguées.
Jean René Huguenin est mort à 26 ans dans un accident de voiture en 1962.
« La côte sauvage » est son unique roman, écrit à 24 ans.
A cet âge : quelle force, déjà ! Un très grand écrivain était né, de la stature d'un Radiguet ou d'un Guibert, mêmes précocités et morts jeunes.
Il avait fondé avec la complicité amicale de Philippe Sollers et Jean-Edern Hallier la célèbre revue littéraire « Tel Quel ». Ce trio était à l’époque d’une jeunesse triomphante. Il laisse aussi un « Journal » que je n’ai jamais lu mais qui – parait-il – croustille de détails intéressants sur le monde littéraire de l’époque.
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La côte sauvage est un livre monstrueux. Ecrit magnifiquement, émouvant, solaire, sensuellement désespéré. C'est l'enfance qui s'enfuit dans ces paysages bretons extraordinaires, c'est l'amour d'un frère pour sa soeur, c'est la solitude qui mange tout, et les coeurs surtout.
Olivier rentre chez lui après deux ans d’absence pour cause de service militaire, il n’a qu’une idée : revoir sa sœur Anne, 5 ans plus jeune que lui.
Il retrouve en même temps Pierre, son meilleur ami, il apprend que Pierre et Anne vont se marier, il retrouve aussi la Bretagne de son enfance. La mer et son eau lissée est là tout au long de ce livre comme une confidente, un trait d'union.
Olivier est un être solitaire, très mélancolique, très romantique, mais un romantisme amer très désabusé, beaucoup d’illusions perdues malgré sa jeunesse. Ces souvenirs sont perpétuellement ceux de l’enfance, de son enfance AVEC Anne, de leurs souvenirs communs. Olivier est un être solitaire, tourmenté, triste, se rappelant de l’exode durant la guerre, de la mort mal élucidée de son père. Il rêve de sa sœur, il rêve de cet amour impossible (très belles scènes dans l’hôtel, ou sur le Griec (petite île) où ils rejouent à faire le mort comme autrefois).Il y a une sensualité terrible dans ces pages-là.
Pierre est seul aussi – ses parents étant à l’étranger -, ses amis d’enfance furent Olivier et Anne et c’est tout naturellement qu’il se tourne vers ses deux amis.
Anne ne sait pas, elle imagine qu’il est logique et naturel qu’elle épouse Pierre, elle fera ce que dira son frère.
Et puis, ce sont les fins des vacances... le désespoir de Pierre qui perd l'amitié d'Olivier, et celui d'Olivier qui perd là sa soeur et son enfance. C'est une fin douce et sereine, d'une infinie tristesse, mais pouvait-il en être autrement ?
« Les jours tombèrent.
Ils se baignaient vers midi, Pierre revenait déjeuner au manoir. L’après-midi, quand ils ne retournaient pas tous les trois sur la plage, ils se promenaient dans la lande, toujours tous les trois, et entre les fougères que l’été commençait à brunir, le mince sentier des douaniers les emmenait vers quelque cap, Olivier, puis Anne, puis Pierre, au-dessus d’une mer lisse, glacée de soleil, et ramenai dans le soir leurs pas absorbés, silencieux, leurs visages baisés. Olivier, puis Anne, puis Pierre, jusqu’à la barrière blanche où il se séparaient. Depuis que Louise, la domestique des Aldrouze, était revenue de Quimper où elle avait passé huit jours dabs sa famille, Anne pouvait dîner presque chaque jour chez Pierre. Olivier restait seul, le soir, à l’attendre, assis dans le salon, tournant les pages d’un livre déjà lu, écoutant le silence auquel seul un chien répondait, dans la campagne fourmillante de nuit. Soudain un bruit montait, feutré, régulier et doux, s’épanouissait dans un crissement de gravier, trois petites notes claires tintaient contre les marches du perron, la porte s’étirait en grinçant – puis, durant une prodigieuse seconde tout s’arrêtait – et aussitôt elle était là, debout dans la lumière, et sa voix seule emplissait la pièce. « Tu n’es pas encore couché ? » Il avait attendu trois heures pour entendre cette phrase unique.
Parfois ils allaient goûter à Brest, ou plutôt ils emmenaient Anne goûter : elle choisissait presque toujours une tartelette au flan et un puits d’amour, tandis qu’ils buvaient de la bière danoise. Parfois ils allaient manger des crêpes – ces crêpes épaisses, grasses et fondantes – chez des fermiers qu’ils connaissaient, Kervélegan, Perec ou Le Gallois ; ils revenaient le long des chemins bordés de pommiers, s’arrêtaient devant l’éternelle barrière,
Et il les regardait s’éloigner, s’éloigner, glisser loin de lui, et il restait appuyé à la barrière, déchiré par cette illusion de légèreté que donnent les êtres qui nous quittent. »
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« tous les hommes sont misogynes, dit Nicolas en souriant, mais Olivier c’est différent : c’est le plaisir qu’il n’aime pas. »
« - Mais à quoi sens-tu qu’elle t’échappe ? »
« Au fond, pourquoi tu épouses Anne ? »
« Il accueillait sa solitude avec la même résignation placide dont il offrait, quand il aurait dû être heureux, le décevant spectacle. »
« laisse ta sœur se marier. » dit la mère à son fils
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« Qui suis-je ? Qui étais-je ? Je ne trouverai jamais ma nuit. C'est moi que je prie, c'est moi qui m'exauce. Dieu dans sa haine nous a tous laissés libres. Mais il nous a donné la soif pour que nous l'aimions. Je ne puis lui pardonner la soif. Mon cœur est vierge, rien de ce que je conquiers ne me possède ! On ne connaîtra jamais de moi-même que ma soif délirante de connaître. Je ne suis que curieux. Je scrute. J'explore. La curiosité c'est la haine. Une haine plus pure, plus désintéressée que toute science et qui presse les autres de plus de soins que l'amour - qui les détaille, les décompose. Me suis-je donc tant appliqué à te connaître, Anne, ai-je passé tant de nuits à te rêver, placé tant d'espoir à percer ton secret indéchiffrable, et poussé jusqu'à cette nuit tant de soupirs, subi tant de peines, pour découvrir que mon étrange amour n'était qu'une façon d'approcher la mort ? »
Bien plus tard, bien des années plus tard, la tête et les jambes engourdies près de cette falaise où Olivier rêvai un jour la chute de sa soeur, Olivier se levera, la tête lasse : "à quoi bon tant de lettres ?" ; et puis il y a cette mer là en bas, "si pure, si lissées, si lassée de soleil" ...