Dieu sait si je n’aime pas « la mode » et toute cette industrie du luxe ; comme je suis énervé lorsque je vois aux journaux télévisés la présentation des défilés proposée comme des moments uniques exceptionnels ; surtout quand on voit ce que ces créateurs de pacotille arrivent à faire : dénaturer le corps féminin, l’enlaidir, l’habiller de façon totalement « improbable » ; et toutes ces pauvres mannequins obligées de marcher anormalement et stupidement, avec des maquillages invraisemblables, et une silhouette anorexique ; rajoutez à cela les tronches qu’elles tirent (!) en défilant, comme si elles venaient tout juste d’enterrer toute leur famille… et vous comprendrez donc « l’idée » que je me fais de ce monde « luxueux » de « créateurs » … Bien sûr certains comme Lacroix ou d’autres avaient un peu ma sympathie, soit parce que je juge leur travail « correct » et intéressant, soit parce que leur « personne » (ceci grâce la plupart du temps à des interviews ou à des reportages) me semble « artistique » et digne d’intérêt…
C’est le cas de Yohji Yamamoto ; outre le fait que je ne trouve pas moche ses vêtements noirs et amples, je le savais ami de Wim Wenders et Pina Bausch et intéressé par mille choses / Enfin je fus intrigué par l’article à propos d’une sorte de « biographie » parue de lui que je lisais dans « Le monde » du 18 décembre 2010. Le titre était : « Quand j’écris, les doutes se font plus importants. », un tel titre est alléchant pour un apprenti écrivain. Je me rappelais aussi que c’était lui qui avait réalisé les splendides costumes du film « Dolls » de Takeshi Kitano, un de mes cinéastes préférés…
Je viens de finir ce livre et ai pris un goût certain à le parcourir ; outre le fait que l’objet est singulier : couverture noire, tranche noire, titre en relief ; le texte est fort intéressant. On y découvre l’œuvre d’un créateur amusé et poétique, mais aussi d’un homme torturé et inquiet.
Le livre est premièrement « découpé » en deux : l’homme puis le créateur ; puis un second morceau : « biographie », enfin un long texte de Seigow Matsuoka diablement intéressant lui aussi sur le Japon et ses coutumes.
Il s’agit d’autre part d’une succession de paragraphes très courts, très concis habités d’une écriture claire et lucide, se mettant à jour sans hypocrisie ni fioritures. « Un farceur effronté » pour reprendre un qualificatif donné par un de ses amis.
Enfin : petites chansons écrites par lui, photos, dessins, sentences, parsèment l’ensemble et donnent un côté aérien et poétique à l’ouvrage : bref tout pour me plaire.
La première partie du livre est un bijou poétique : souvenirs d’enfance, touches pointillistes : disparition du père, amies - amantes, souffrances du petit enfant et du créateur, corrélations au monde surtout : quoi faire de sa vie ? C’est rempli d’anecdotes personnelles et signifiantes : le rapport au tissu (« c’est le tissu qui décide »), l’enterrement du Leica de son père (le corps n’ayant jamais été retrouvé) en guise d’obsèques avec Yohji faisant du tricycle dans le cimetière, les femmes désirées et aimées dans cet univers de mannequinat (« Femmes, soyez femmes toute votre vie ! Ne vivez pas sous un titre emprunté, séductrice, épouse de…, career woman. Restez femmes, juste femmes, telles que vous êtes. »), l’angoisse de la création, des défilés, et beaucoup de souvenirs d’enfance : grosse introspection dans une profonde mélancolie – sans doute comme tous les dépressifs anxieux chroniques qui se rabattent sur le passé. Beaucoup de réflexions philosophiques aussi sur la rage et la résignation, sur la vie « une répétition de hasards », sur cette « sensation de manque qui m’habite depuis l’enfance ».
Bien belle virée imaginative et poétique d’un vrai créateur, bref d’un artiste… à lire /
« Puisque la beauté infinie du corps féminin s’offre à mon regard, pourquoi devrais-je suivre un parcours décidé par d’autres ? Le point d’arrivée est le même c’est vrai. Chaque fois, le même. En définitive, le vêtement, telle l’enveloppe d’une cigale est toujours vide. Néanmoins je ne peux m’empêcher de poursuivre le voyage. Sans me lasser, aujourd’hui encore je poursuis ce voyage éternellement recommencé… »
« Cet amour sans limites, toujours présent
Même après avoir franchi maintes collines
Franchissant une colline, puis une autre et cette autre
Qui m’attend là-bas à l’horizon ainsi toujours plus loin
Je poursuis mon voyage sans fin à travers les dunes
Toujours différentes des corps féminins »
« Femme aux yeux d’ambre, la courbe de ta chevelure
Brune glisse sur ton visage comme l’arc de la lune
A son premier quartier, et se répand au pied
De douces collines
A partir du creux qui termine ta clavicule
S’allonge ton bras fragile que terminent des doigts
Pareils à de longues gouttes d’eau »
Yohji Yamamoto