La veille j’avais pris un bon bain chaud, dans ma baignoire blanche ; bien allongé les pieds en hauteur, au sec, les bulles de savon venaient se suicider sur ma barbe naissante en jouant un air de Vivaldi. J’observais avec attention les veines bleues de mes pieds qui dessinaient comme des arborescences de fleuve, ma circulation sanguine semblait de bon aloi.
Bon je reprenais mes respirations : compter cinq en inspirant, dix en expirant ; me détendre : deviendrais-je ainsi un meilleur amant avec moins de stress et davantage de contrôle ? Je méditais fermant les yeux et me récitant mon mentra composé de deux syllabes, que je ne peux nommer ici, car je l’ai enfoui il y a longtemps tel une graine et j’attends que l’arbre monte. Et l’arbre ne pouvait s’étoffer qu’en plein silence.
Je pensais aussi au bon kilogramme de bactéries que nous possédons dans nos intestins, les théories actuelles donnaient à ce kilogramme une importance primordiale. Si notre organisme est constitué environ de 10.000 milliards de cellules, notre flore intestinale repésente 10 fois plus : 100.000 milliards de bactéries ; ces bactéries nous protègent et nous font vivre. Tout part de l’intestin dit-on et si on étalait celui-ci : il représenterait entre 1 et 2 terrains de tennis ; bref c’est là que se fait toute l’immunité, là bien plus qu’ailleurs.
En vidant l’eau je scrutais avec attention le sens d’écoulement dans la bonde, tantôt sens horaire, tantôt sens anti- horaire. C’était mon pari de la journée. Un de mes nombreux poils morts (ou du moins qui avait chuté, vivait-il encore ?) se dirigeait à toute vitesse tel une barque vers la bonde cyclopéenne comme vers une cascade ; j’eus juste le temps de vérifier le sens anti-horaire. A ce niveau-là, peu importait la rotation de la Terre. Les forces de Coriolis, à cette échelle, sont très faibles (0.0001 m/s2, ai-je lu) et donc, le sens du tourbillon aléatoire ; l’effet “patineuse” est supérieur et le moment cinétique initial fondamental (tenir compte aussi des aspérités ou autres effets de ma baignoire blanche). Peu importait l’hémisphère.
Je n’oubliais pas non plus que c'est le sol de la Terre, et nous avec, qui tournons, de l’ordre de 107.460 kilomètres à l'heure, soit grosso modo, 30 kilomètres par seconde. Cela peut donner le tournis, ou pas.
J’imaginais aussi si j’avais les poignets sectionnés, l’eau et le sang se mélangeant, l’eau chaude empêchant la coagulation, pouvoir ainsi peut-être mieux percevoir la vidange de ma baignoire et le célèbre effet patineuse. Le temps de saignement variant entre 2 et 5 minutes selon la méthode de calcul, il fallait que je détermine bien mon coup. Ma baignoire de 96 litres s’est remplie en 8 minutes, j’ai mesuré qu’elle se vidait ensuite en 12 minutes. Donc bien calculer le moment de la tentative de suicide !
Il parait que tous nos tuyaux : artères, veines, artérioles, veinules, capillaires mis bout-à-bout représentent 97.000 kilomètres ; imaginez la vie et les voyages d’un globule rouge ou blanc, ou d’un plaquette, ça c’est de l’aventure ! Courte ceci dit : 120 jours pour les globules rouges, 7 pour les blancs. Mais quand même ! Les parcours doivent être ahurissants ! Ainsi que les ralentissements dans les capillaires (permettant de mieux observer le paysage) ou l’inverse le boum cardiaque comme une fusée à Disneyland.
D’ailleurs ceci me fait penser à l’un de mes films fétiches lorsque j’étais enfant (j’avais 9-10 ans) : “Le voyage fantastique” qu’Asimov, plus tard, adapta en roman. Cette balade, jadis, en sous-marin dans le corps humain fut un choc pour moi et allait déterminer le choix de mon métier et même de mes spécialisations (et puis Raquel Welsh en costume de sous-marinière...et puis il y avait un traître ; c’est toujours bien les traîtres, l’histoire est – de suite – plus vraisemblable). Le corps humain, quelle machine fabuleuse !
Bon ça y est : il n’y a plus d’eau dans la baignoire, juste mon gros corps lourd et chaud qui fume, 80 kilogrammes de chair humaine. Une dernière petite douche sera nécessaire pour enlever tout ce savon dans mes cheveux et ma peau. Et me donner l’illusion d’être propre. Et donc repartir pour un tour de manège. Et pouvoir plaire aux filles qui aiment que les hommes soient propres.
Ensuite je voyagerais à nouveau dans mes rêves inquiétants.