« La vie ne se comprend que par un retour en arrière, mais on ne la vit qu’en avant. »
Certaines choses
Nous entourent « et les voir
Equivaut à se connaître »
George Oppen
"Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous
prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et
qui, paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr." Nicolas Bouvier
« La poésie vient vers nous, on ne sait d’où, et elle nous quitte, allant vers on ne sait quel au-delà. Mais en passant, elle nous laisse des mots et elle nous fait des signes dont l’interprétation est inépuisable. » Gabriel Bounoure
" Avec tes défauts. Pas de hâte. Ne va
pas à la légère les corriger. Qu'irais tu mettre à la place ? " Henri Michaux
"Savoir que nous ignorons tant de choses suffit à mon bonheur." George Oppen
« La vie ne se comprend que par un retour en arrière, mais on ne la vit qu’en avant. »
Le sens ?
Le sens des mots des fourmis en monts ou en lignes pointillés et commémoration du monde ; le sens du saut des étoiles et des brillances les nuits de fort vent ; le sens du verbe que je fournis pour te parler à toi et aux autres ; le sens des couchers solaires aux vibrations où naissent d’intenses couleurs ; la mort dont on cherche la signification
Le sens des guerres, des religions, des croyances, des suicides, des blessés et mutilés, du mal-être, ces dépressions qui nous creusent âmes et corps ; le sens de toutes les solitudes, ces solitudes que nous savons
Le sens des joies lorsque mes mains se posent sur ta peau chair de poule, mamelon durci et sensible ; le sens des mots amours passions jalousies, le sens des maux amours passions jalousies ; la mort : que signifie-t-elle
Le sens des grands fleuves Ogooué célèbre aux flots puissants, le sens des grandes montagnes aux perruques de neige, les trous, gouffres et grottes où l’homme lointain jadis laissa l’empreinte de ses mains, les collines douces et vertes où se cachent quelques fées et korrigans amis
Le sens du sport de compétition, des drapeaux que l’on agite les uns contre les autres ; le sens de ceux qui ne pensent pas comme vous, de ceux qui ne croient pas comme vous, de ceux qui sont certains d’avoir raison ; le sens des haines, des refus, des détestations ; le sens des peurs qui n’ont pas de sens ; que peut vouloir dire la mort
Le sens de l’ennui ; les romantiques et leurs morts ; ceux qui philosophent pour rien idéalement ; ceux qui craignent pour les autres, ceux qui ne s’intéressent qu’à eux ; les rapports aux autres : leurs sens ?
Le sens de tout ce que j’accumule ? Tous ces livres dont les couvertures vieillissent, ces musiques dont certaines vivent depuis tant de temps et ressuscitent, ces souvenances éternelles parfois mal aisées à comprendre, les images des morts, de mes morts figées à jamais dans des postures raides, je les souhaitais vivants
Le sens des trop rares amitiés, le sens des sourires et des yeux malicieux, les visages des hommes et des animaux où il y a souvent tant à lire
Le sens des beaux-arts, des cathédrales et des mosquées, de tous les lieux de culte ; le sens des interdits, la déliquescence de tant de sociétés, la crainte des sexes, la honte de la nudité, la peur du regard d’autrui ; le sens des égoïsmes, égotismes, égocentrismes ; le sens de ceux qui se sentent supérieurs, de ceux qui se croient indispensables, la suffisance des hommes et femmes politiques, de ceux qui dirigent
Je reprends :
Le sens des mots des fourmis en monts ou en lignes pointillés et commémoration du monde ; le sens du saut des étoiles et des brillances les nuits de fort vent ; le sens du verbe que je fournis pour te parler à toi et aux autres ; le sens des couchers solaires aux vibrations d’où naissent d’intenses couleurs ; et la mort dont je ne trouve aucune signification
Il faudrait être patient pour appréhender ces sens, j’essaierai de l’être
Mais et le temps passe fort ET
Je n’avais nulle part où vivre
D’ETRE EN MULTITUDE (1968)
(traduction Yves di Manno)
(Of Being Numerous)
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George Oppen 1908-1984, un des pères du fugace courant "objectiviste", victime longtemps du maccarthysme, dut s'exiler au Mexique ; après 25 ans de silence , il se remit à écrire... Et nous livra ce splendide "Of Being Numerous", long poème atypique qui allait influencer quantités de jeunes poètes, il eut le prix Pulitzer pour cette oeuvre... En voici un extrait :
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Difficile à présent de parler poésie ----
concernant ceux qui ont admis l’étendue du choix ou ceux qui ont vécu la vie à laquelle leur naissance les destinait ---. Ce n’est pas véritablement une affaire de profondeur, mais d’un autre ordre d’expérience. On doit pouvoir dire ce qui se passe dans une vie, quels choix se sont offerts, ce que représente le monde à nos yeux, ce qui advient en temps voulu, quelle pensée imprègne le cours d’une vie et par conséquent ce qu’est l’art, et l’isolement des choses concrètes
Je voudrais parler des pièces et de leurs perspectives, des sous-sols et des murs grossiers portant encore la marque du coffrage, les vieilles traces du bois dans le béton, toute la solitude que nous savons ---
et des sols balayés. Quelqu’un, un ouvrier supportant, éprouvant cette dénomination précise comme une paternité honteuse a balayé ce sol solitaire, ce sol profondément caché --- toute la solitude que nous savons.
Il ne faut pas croire que l’on ait tant de fils à sa disposition,
Et c’est parfois l’unicité qu’il faut voir ;
Là est le niveau de l’art
Il existe d’autres niveaux
Mais pas d’autre niveau pour l’art
La sclère trop blanche de ces yeux trop bleus
comme un océan de mousse
cela donne un regard de folle ou inadapté
sur le sable nos pieds siliceux
ce serait un mois d’adolescence dans les plages verdoyantes
toujours perdu de ces corps-là
Perdu sans ma solitude même comme un squelette dans son cercueil
Le reflets des lunes dans de longs cheveux les courbes de la mer bleue apprivoisant mon regard et moi toujours en retard ne comprenant rien
Je n’ai pas osé
Je crois que je finirai ainsi sans rien comprendre, à nouveau sans rien comprendre
Ton être amassé comme un coquillage et j’entendrai la mer mugir au violent de ton sexe
Tu es loin, si loin
Je te vois comme un tableau d’une peinture que j’aime mais ne comprends pas
Une brise légère soulève tes pas tu es bulle au-dessus de moi
Je ne comprends pas cette solitude innée
Qui fait de moi-même irrité
Comme un mauvais mensonge dans un monde secondaire
vivant semble-t-il et cependant si loin de toute vie
instinct
instinct tel animal
tout près herbu visage de ce faune
qui boitait dans les herbes hautes
j'ai vu le faune saigner et son air attristé, bougueur,
Pan est parti clopinant et maugréant, le monde est trop moderne pour lui,
ne croit plus aux miracles, aux fées
j'avais l'instinct pourtant de comprendre ces petites gens-là
mais non
l'envers (l'enfer) du décor est tel
qu'il reste dans la poésie de la neige que de la neige
rien d'autre (seul et inutilement seul)
les rêves sont donc à refaire , regagner du terrain sur les plages oubliées
refaire le grain, les courbes, les déviants, les extrèmes
et puis tout recommencera au Printemps
c'est ce que j'ai dit à mon ami aux pieds de bouc :
tu verras
la terre est plus forte, tu retrouveras tes tabacs et tes rhums,
tes fées et sylves, dryades
tes diamants et pierreries
tes sacrifices et tes vins rouges
tes amantes et ton désir de vivre
tes manteaux de lierre et tes taxis de lézards
les veines bleutées de ce granit
les cieux couchants après le rhume
et les visages , les visages de ceux que tu aimes : animaux souterrains, insectes gris, abeilles et guêpes jaunes, ces rainettes vertes, cloportes incertains, rossignol rouge, lucane armurier, églantine malicieuse
et les pustules des amis crapauds
le port altier du cerf qui s'arrête et te fixe
les ornières de bonne boue dans les grandes forêts de feuillus
où les hautes fougères font des cachettes pour toi enfant retourné
ce pays des bois, des feuilles saumâtres, des ventres de lièvre, des glands que tu ronges
le beau pelage du renard roux en boule qui t'attend
et puis le peuple du haut, en haut qui sillonnent les hautes branches
et gazouille chacun à sa façon
dans ces grandes allées du bois de Chinon,
sur un large chablis récent
l'enfant détourne son arme ; l'ennemi est là juste derrière lui
il se retourne brutalement et tire, un bruit immense rompt la forêt
l'indien tombe face au sol, son arc pourtant armé, son carquois coloré
rassuré l'enfant remet dans son étui son canon scié à la Joss Randall
de la fumée violette s'échappe du canon en plastique
et puis c'est l'heure du goûter dit une voix familière
alors faune et flore et minéral sont là attendant des miettes de patisserie
tout est infime et petit
mais bien là pour communiquer à l'enfant
le grand esprit de la forêt
les traces au sol à la fois perpétuelles et égarées, certaines et passagères
derrière ce tas de bois, de buches bien taillées
Pan scrute avec avidité les débris des gateaux qui sculpte le sol de feuilles
Quand les grandes personnes seront parties, il viendra partager ce repas avec son ami l'enfant
son esprit est là, retenu dans la fumure des végétaux pourris
dans l'humus gras et sale, il y a toute une vie d'enfer qui se prépare, qui s'active
ça grouille et pour qui veut l'entendre, il l'entend ce bruit des dents et des ventouses
mille milliard de mâchoires préparant le Printemps
Je tente d’écrire
N’est-ce pas
Je serais menteur : je dirais par nécessité
Non, ici c’est plutôt par dilettantisme
Le manque de temps toujours pour se dire « écrivain »
Le talent aussi
Le talent peut se travailler, non le temps qui passe, qui fuit, et le vieillissement accort (ou non ?)
Ecrire sur quoi ? est la seconde question, le style viendra ensuite
Ici les lilas sont en floraison, je pourrais écrire sur le lilas, rose, ici
Ou de ces teintes qui varient en fonction de l’âge de la fleur : de très violet à rose pâle, magenta presque, améthyste, lie-de-vin, parme, mauve ; quatre pétales pour un long tube et ses grappes, nid de recherche et de repos pour maints insectes ; je n’aime pas le lilas blanc, son blanc est triste, particulièrement lorsqu’il fane ; alors que le lilas violet ou bleu possède un camaïeu étonnant qui fouille le regard, amplifie les vues ; et bien sûr que dire de ce parfum si enivrant, si gracieux, si douceâtre ; on rêve la courbe gracieuse d’une nuque, vide de cheveux
On peut écrire aussi sur les corps féminins, sur le spleen et sur les spectacles naturels ; ensuite on peut écrire sur soi-même, souvent pour s’apitoyer ; enfin on peut tout simplement – et n’est ce pas mieux ? – ne pas écrire « du tout » ; et ainsi vivre mieux sans doute ; que voulait J. Joyces en écrivant Ulysse ou Finnegans Wake ? Que voulait dire Rimbaud avec son bateau ivre, et Michaux et ses textes indolemment superbes ?
Il faut devenir écrivain d’un coup de fendoir, ou non ; pas d’issue « intermédiaire » ; noir ou blanc, pas de gris
Or je nage depuis la quasi fin de mon enfance dans un gris terne, homogène, un gris sans talent, un état d’âme blanc comme le lilas blanc ; j’aurais voulu être un artiste, et cette possibilité s’évapore lentement ; alors on peut se « rabattre » sur les mots, la grammaire, les phrases…
Et moi dans mon félibrige : juste quelques insectes ou fleurs, quelques animaux colorés, quelques reflets naturels sur des eaux, des feuilles mortes, des galets bien polis ; et dans les fenestrons des vies quelques coups d’éclats en serpette comme des éclairs amis ;
Je dévisage mon monde en retrait et avec dureté : ce chef-d’œuvre inventé qu’il n’y a qu’à biffer d’un trait ;
Dans mon antre, mon abri, j’écris, je suis en dehors de vous, je suis « à côté » où j’ai débruti nos clairières communes ; j’ai ligoté des fagots de nos marais, des espaces de fange limoneuse pour essayer de « vous » « décrire », ou d’expliquer mon monde intérieur
Je suis « réservé » comme un invité
Un invité de vos mondes, mal à l’aise, légèrement ; en retrait encore une fois ; alors j’ai cherché les phrases et les grammaires pour vous partager, vous inclure, faire de vous-mêmes une partie de moi-même ; initier un large puzzle, bref vous aimer
Les mots m’ont-ils servi ? desservi ?
J’ai voulu le poème pour l’immédiateté et pour la fascination des images
Sans doute les proses auraient été mieux, davantage prendre son temps, délibérer davantage
Mais j’aime écrire court, rédiger court et j’aime laisser la part de mystère
Le monde, la vie sont des mystères ; ton corps aussi inconnu de tant de portes ; je suis sûr que l’écriture ne pourra rien, de même que d’autres arts pour résoudre ces parts d’ombre
Suis-je une esquisse d’homme et mes mots des mots esquissés ? Suis-je réel dans un monde réel ?
Je vous écris là, en sourdine, attendant vos sourires et vos acquiescements, non vos acquittements voulais-je écrire.
Chez moi, les 3-4 lilas sont en fleurs, c'est merveille pour les naseaux, mais les fleurs invitent quantité de colocataires, en voici deux assez exceptionnels surtout le premier :
on parle de "queue de carpe"
Ce magnifique papillon est assez rare à voir, car il vole très vite : c'est un des plus rapides, pas loin de 50 Km/h s'il le souhaite, son vol est stationnaire comme un "colibri", et il déroule sa trompe pour aller butiner le coeur des fleurs (nectar uniquement). Il y a plusieurs variétés de sphinx en France, certains sont devenus "diurnes", c'est ainsi qu'il est aisé de les voir ; ils sont attirés par les fleurs violettes comme la scabieuse, le lilas ou l'arbre à papillons...
Les miens sont je pense, des Sphinx bombyliformes, (Hemaris tityus ou Sphinx bourdon) à cause de la couleur noire du bord des ailes et non des sphinx moro ou des sphinx gazé, les deux autres espèces qu'on peut voir la journée...
à noter : le N° 86 de la Hulotte consacré à ces Sphinx-colibri (excellent comme d'habitude) / "La Hulotte" : le journal le plus lu dans les terriers !...
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Et ça , c'est quoi ? Un bourdon ? Il va très vite aussi...
Et non c'est une mouche !!! Et oui un Diptère, très rapide, mais qui fait souvent du sur-place...Il a une trompe bien droite et sacrément longue !
et là au repos sur une légumineuse; on distingue bien les colorations rondes et noires sur les ailes de l'espèce "bicolore" (Bombylius discolor) - et sa trompe est jaune de nectar et de pollen
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ces deux insectes sont bien beaux et surprenants dans leur vol, mais mes lilas sont aussi couverts d'abeilles, d'araignées, et de divers papillons... et aussi cette cétoine très poilue (Tropinota hirta) :
la même en train de décoller, ras le bol de cet objectif photo !
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plein d'un petit monde vivant et actif
Ce qui m'a le plus tôt rendu sensible à la poésie ? Une goutte de pluie.
Sur le chemin que j'empruntais pour aller à l'école se trouvait un pin stupa qui restait de glace chaque fois que je passais devant lui.
Un jour, après la pluie sans doute, le monde était frais et pur. Le pin stupa se mit soudain à étinceler, couvert de gouttes de pluie brillantes accrochées aux branches et aux aiguilles ; je m'oubliais moi-même. Je vis que chaque goutte d'eau renfermait d'innombrables arcs-en-ciel en mouvement, un magnifique ciel bleu ; dans chacune le monde et moi-même.
J'apprenais qu'une minuscule goutte de pluie peut contenir l'univers, et tout purifier. Ce monde qui brillait dans une goutte de pluie se révélait plus pur, plus beau que celui dont nous dépendons pour vivre.
La poésie, c'est une goutte de pluie scintillante sur l'arbre de l'idéal.
Gu Cheng
(traduction du chinois par Annie Curien, 1981. in Europe, juin 1987, n°698/699)
« Je pense qu’il faut mettre au point une technique qui permette de vivre et d’être satisfait de sa vie. Il faut vraiment faire un effort pour apprendre à ne pas se faire tout le temps du mauvais sang. Les gens que j’admire le plus sont ceux qui prennent la vie comme une bonne blague. Je n’y arrive pas. Je n’ai pas assez d’humour pour un tel tour de passe-passe. »
Ingmar Bergman
(en lisant le très démoralisant : scènes de la vie conjugale)
Quatrième de couverture : 1980, Nord du Chili, sous la dictature de Pinochet. Les terres arides du désert d'Atacama ne sont ensemencées que par les fosses communes du régime. Rocio, ancienne étudiante en médecine, a suivi son mari, Carlos, lieutenant de police, affecté à la réserve de Huara où il n'y a rien à faire et trop à méditer. Carlos consigne son ennui, ses doutes et ses inquiétudes concernant l'état psychologique de sa femme. Car Rocio, elle, n'est pas seule. A la différence des autres "Blancs", elle voit les villageois andins qui fuient leur présence comme une malédiction ; elle voit les chiens retournés à l'état sauvage rôder, craintifs et affamés, autour de la déliquescence morale des oppresseurs ; et surtout elle entend ces voix d'enfants qui l'habitent, comme le remords de son ventre infécond, comme le cri vengeur d'un peuple et d'un lieu martyrisés.
"Chiens féraux", le premier roman de Felipe Becerra Calderon, a reçu au Chili le prestigieux prix Roberto Bolano en 2006.
Dans ce roman surréaliste et polyphonique, Calderon explore les effets de la folie et de la solitude sur deux êtres ordinaires qui ont la particularité d'appartenir au camp des bourreaux. Il nous offre un texte dense, où la langue se fait schizophrène pour chanter la contagion du mal.
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«On ne peut pas continuer comme ça, maman, on ne peut pas. Il fait si froid, ici, dans l'ombre, dans ce tourbillon noir. Et ce sifflement persistant, comme une douleur, maman chérie. Laisse-nous leur raconter ton histoire, laisse-nous nous délivrer de tout ce fardeau, s'il te plaît, on ne fera de mal à personne. On ne peut pas continuer comme ça. Les amis veulent connaître ton histoire. Leur confier ce qui t'est arrivé ne te fera aucun tort. Et nous, on sera soulagés. Tu vas voir, maman chérie, on ne pleurera plus, on ne va plus te griffer, la nuit, on ne cognera plus sur ta tête pour que tu t'ouvres de part en part. Tu vas voir, on sera bien sages. Allez. Laisse-nous leur raconter ta vie,… »
C'est ainsi que commence ce chef d'oeuvre, écrit par un jeune homme de 19-20 ans...
ou comment les chiens féraux (c'est à dire les bourreaux chiliens, ces hommes civilisés redevenus sauvages ; mais pourquoi pas non plus les victimes, elles aussi rendues au rang animal...) arrivent à perturber deux "honnêtes" personnes "civilisées" (mais qui sont du côté "paisible" du mal : une femme intelligente Rocio, traumatisée jadis par une histoire de têtes coupées à l'Université de médecine où elle était étudiante, et qui entend des voix d’enfants ; remords de tous ces silences face aux monstruosités de la junte militaire et son mari Carlos qui seul dans son désert chilien attend lui aussi le boomerang de ces propres cauchemars :
de la magie des indiens indigènes qui ne connaissent pas même le drapeau du Chili et ne participent pas à la fête nationale qu'organise Carlos pour se "réconcilier", aux techniques d'hypnose utilisées pour la torture, aux enfants que cette femme stérile (elle tombera enceinte à le fin du livre mais cela est présenté plus comme une mort que comme une naissance) n'aura jamais et qui viennent l'inquiéter par leurs babillages incessants , aux peurs de l'officier de police qui ne comprend plus rien à ce nuage noir qui se déforme et vient vers lui – en qui à la fin il reconnaîtra un enfant tenant un chien menaçant en laisse / un très sombre roman hypnotique, schizophrène, écrit avec une ardeur et une violence rares / on passe du court au début au long des derniers chapitres : il faut se laisser porter par les derniers paragraphes totalement surréalistes lorsque tous les morts momifiés, enterrés vivants et les chiens féraux et les cristaux des rêves et les étoiles et les remords forment un mélange poétique où le lecteur avide de sensations fortes aimera à se perdre...
frenchpeterpan
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Féral, ce mot quelque peu inusité, signifie revenu à l’état sauvage pour un animal domestique. Chiens féraux, Bagual en sa traduction hispanique, est le premier roman du chilien Felippe Becerra Calderon. Des chiens qui peuplent un horizon désertique du Chili dans lequel Carlos et sa femme Rocio vivent. Mais sont ils vraiment aussi réels que l’ombre de la culpabilité?
Rocio est intelligente, ancienne étudiante en médecine traumatisée, Rocio est en couple avec Carlos, policier envoyé dans cette province désertique du Chili, un village où tout n’est que poussière. Rocio et Carlos tourbillonnent dans leur histoire, celle de leur pays, sans que rien ne se passe pour les entrainer d’un bord ou de l’autre. Vont-ils ensemble sombrer dans la folie que leurs hallucinations respectives sous-entendent ? C’est la voix d’abord de leurs enfants à venir qui va nous conter cette descente dans l’indicible. C’est la voix de ce futur qui sera débarrassé de la dictature de Pinochet mais qui a cette sensation de vivre dans l’ombre du secret, dans les pas de l’horreur, dans ses racines que l’on ne peut raconter. C’est la voix de l’enfance de ceux qui sont nés du côté des bourreaux.
Ce roman qui fut prix Bolano n’est pas une narration simple. Les voix s’entrechoquent : d’abord celle des enfants futurs, puis celle de Carlos qui écrit l’ennui, l’apathie sur son carnet, puis toutes celles qui existent dans la tête des protagonistes. Il n’y a pas vraiment de péripéties, juste la suggestion des actes, ceux qui ont entrainé dans le silence les charniers de Pinochet. C’est donc un roman politique sur la barbarie, la folie. Un roman qui entre réalisme fantasque et folie permet à Calderon d’imposer un style digne de ses grands anciens ( Bolano, Arias … ). Un roman en forme d’interrogation : peut on s’isoler au point de ne pas voir les dangers de la meute ? doit on s y inclure pour survivre ? doit on devenir un chien féral pour être épargné ou est on un chien féral pour être un bourreau ? Dans une construction de voix aussi labyrinthiques que fantastiques, Calderon crée un rythme hypnotique qui nous emmène jusqu’aux confins de l’esprit avec cette volonté de « laver les corps », ce désir de rédemption chevillé à la mémoire.
Chronique rédigée par Abeline
Coup de coeur de la FNAC : Merveilleux... Une révélation littéraire et une écriture au dela de la modernité... Un huis clos intense dans un Chili de sable.Solitude, hallucinations, voix intimes... Un livre qui brasse les univers profonds de la fragilité de l'esprit."
Magazine ARTPRESS n° septembre 2011 (Olivier Renault) "L'ensemble est d'un baroque onirique, mâtiné de science-fiction, mêlant les registres d'écriture. Un roman sonore : tout bruisse, tinte, chuchote, chante, crie. L'ouïe est la clé. "Car ma génération n'a pas vécu la dictature, elle l'a seulement entendue. (...) Nous sommes entrés par ouï-dire dans cette histoire", précise l'auteur dans sa préface. Troublant écho sonore de l'horreur. On en sort en méditant."
Ami d’Eluard et de Tzara, l’écrivain hongrois Gyula Illyès - auteur entre autres de la « Vie de Sándor Petöfi » - fut aussi un immense poète très présent à l’histoire, enraciné dans son peuple et ses misères.
Au bout d’un moment, à force de se chercher soi-même, on tend vers l’isolement et l’égarement…
A force de développement personnel, on en oublie l’autre,
A la fin ne restera de soi qu’un petit noyau malsain, très dur et incassable ; certes on se connaîtra mieux (quoique…), mais on aura oublier (mis partiellement de côté) tous les autres,
Se "connaître mieux" : sincèrement : à quoi bon ?
Tournons nous définitivement vers les autres ou plutôt vers l’autre qui est pluriel et multitude d’étoiles, de blasons,
Je suis contre les livres de développement personnel : n’en achetez pas !
Tournez vous vers les autres et vous vous connaîtrez mieux
Et vous vivrez mieux
Certes, non, l’enfer n’est pas les autres ; l’enfer c’est soi-même,
Même si je préfère Rimbaud, Mallarmé ou Verlaine, force est de reconnaître que Baudelaire est aussi un très grand ; Claudel disait qu'il était "le plus grand poète du XIXième siècle.", et Rimbaud : "Le premier Voyant, roi des poètes, un vrai Dieu.". Il est certain qu'il fut le premier des poètes dits "modernes" et a façonné une oeuvre prodigieusement originale ; il y a chez Baudelaire un mélange étonnant de classicisme et d'imagination qui le rend unique.
Voici un poème que j'aimais beaucoup jadis du grand poète de la lumière noire. Il peut faire penser au tableau "Aspasie" de Delacroix (vers 1824-1826), tableau que le peintre garda précieusement chez lui, dans son atelier, et n'exposa jamais. Delacroix très sensible aux charmes de ses modèles, eut très vraisemblablement cette femme noire comme maitresse. C'était aussi le commencement de portraits de femmes "de couleur". Cette toile est sans doute une des toutes premières.
En peignant Aspasie, « Delacroix bouleverse la notion de l’idéal féminin alors que la beauté sombre est à l’époque un thème uniquement littéraire ». Hugh Honour.
" Ainsi ce tableau exprime l’idée chère au Romantisme de vouloir se perdre dans l’étranger : l’idée du rêve, de voyages exotiques à travers une nouvelle image de la féminité, abandonnée aux charmes de la sensualité. Delacroix : voici le Portrait d’Aspasie, cette jeune mûlatresse, lippue, sauvage, sensuelle, fut la maîtresse du peintre : c’est sans doute un des premiers vrais portraits d’une femme de couleur (1824). " Musée Fabre, Montpellier.
La très chère était nue, et, connaissant mon coeur,
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j'aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.
Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S'avançaient plus câlin que les anges du Mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s'était assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe ;
- Et la lampe s'étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre !
la terre
au sol
au sol la terre chaude vérifiée de mes doigts
vérifiée de mes doigts la terre présente
argile et glaise, colle
la terre me tient droit