Haruki Murakami

Certaines choses
Nous entourent « et les voir
Equivaut à se connaître »
George Oppen
"Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous
prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et
qui, paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr." Nicolas Bouvier
« La poésie vient vers nous, on ne sait d’où, et elle nous quitte, allant vers on ne sait quel au-delà. Mais en passant, elle nous laisse des mots et elle nous fait des signes dont l’interprétation est inépuisable. » Gabriel Bounoure
" Avec tes défauts. Pas de hâte. Ne va
pas à la légère les corriger. Qu'irais tu mettre à la place ? " Henri Michaux
"Savoir que nous ignorons tant de choses suffit à mon bonheur." George Oppen
Le roman Solo Faces (1979) est devenu « l’homme des hautes solitudes » (1981) ; pourquoi encore une absence de traduction littérale ? La difficulté de passer de l’anglais au français ? Déjà le même problème avec « light years » que l’on peu comprendre de plein de manière possible, alors que « un bonheur parfait » est assez rigide.
(Solo faces : peut décrire l’escalade en solitaire d’une façade rocheuse, ou la présence d’un individu dans la foule)
Lire l’interview de James Salter dans le magazine littéraire, C'EST Là.
Deux hommes, Rand et Cabot, unis par une forte amitié et la passion de la montagne. Ils se retrouvent dans les Alpes pour l’assouvir ensemble et chacun à sa manière. Pour Rand, la montagne - l’alpinisme - c’est à la fois une quête d’absolu et la fuite d’un monde qu’il n’accepte pas. Un jour, à l’occasion d’une escalade particulièrement périlleuse, Rand parvient à sauver Cabot d’une mort certaine. Leur aventure est largement médiatisée et Rand devient un héros. Ce qui sonne le glas de l’amitié entre les deux hommes. Ainsi, peu à peu, Rand sent sa volonté faiblir et ses mains lâcher prise. Cabot se blesse lors d’une escalade dans le Wyoming et Rand retourne retrouver une dernière fois son vieil ami. Ils s’interrogent sur leur vie, leurs conquêtes et leur destin. Peu d’écrivains ont réussi à décrire avec autant de force la pureté des grands espaces, l’amitié et l’ambition qui lient les hommes au plus fort du danger et la déchirure qui les attend une fois retrouvée la réalité.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Antoine Deseix
----------------------------------------
« Rand quitte les plaines de Californie pour s'installer à Chamonix et ne plus vivre, désormais, que pour monter plus haut, vers des sommets dont nul ne voit la cime, pas même lui.
L'Homme des hautes solitudes, l'un des meilleurs livres jamais écrits sur la montagne, raconte le destin crépusculaire de ces alpinistes anonymes dans une prose limpide, épurée, presque ascétique, où la poésie éclate chaque fois que se lève le soleil. » François Busnel, L'Express.
« Cette superbe histoire séduira les fous de montagne et les autres lecteurs parce que les exploits de ses héros dépassent le cadre de l'alpinisme. " C'est le même thème que dans mes autres livres : comment devenir un homme. " En se surpassant, en risquant sa vie, en faisant la guerre, en poussant ses limites jusqu'à l'extrême ? Chacun trouvera sa propre réponse. Rand, le héros, est américain. Mais les pics de ses rêves se trouvent à Chamonix. Il grimpe comme un fou, réussit des ascensions impossibles, devient une star des sommets. Le retour sur terre n'en est que plus difficile. James Salter possède un talent particulier pour créer des atmosphères et nous faire partager la passion de ses personnages. » Pascale Frey, Lire
----------------------------------------
Souvent décrite par les critiques comme « succincte » ou « comprimée », son écriture est d’une rare limpidité, j’ajouterai qu’elle est poétiquement incomparable. Bref, écrire ainsi tient du génie, si peu de mots et tant est dit ! Ses phrases sont courtes, et dans certaines œuvres, souvent même fragmentaires, c’est particulièrement net pour « Un sport et un passe-temps », son troisième roman et celui qui le mit sur orbite et dont John Irving a dit « la prose de Salter est rare et éblouissante ».
Dans « Solo faces », l’homme est montré dans sa solitude, la montagne est là, constante, réelle, dangereuse et pourtant attirante. Le héros errera de montagne en montagne, de femme à femme, aussi pour revenir ensuite à son point de départ : son amitié pour un autre homme féru lui aussi de montagne, mais qu’un jour quelque chose a séparé ; la fin est tragique, poignante, surprenante, très « cinématographique ».
C’est un réel plaisir de lecteur que de parcourir les livres de Salter, il faut cependant parfois admettre de divaguer, de se perdre comme l’auteur, dans des descriptions très poétiques et souvent étonnantes. Les grands problèmes sont abordés de façon surprenante, mais chaque fois « bien » abordés. Un très grand écrivain, à mon humble avis.
un ami m'écrit :
" Ce que tu dis sur ta petite forme me fait quand même penser à un
petit blues au coin du bois. J'ai lu que, en moyenne, un individu
vivant dans un pays développé doit faire face à 5,5 dépressions dans
sa vie. (état dépressif mineur ou plus s'entend, simplement associé à
un processus de deuil / renaissance).
Ma connaissance du monde des insectes me permet d'accepter cette
affirmation : la mue n'est pas nécessairement liée à l'existence d'un
exosquelette."
LA
MO
RT
---------------------------------------------------
si tu dis que tu as le mal de vivre, je dis : moi aussi
si tu dis : où est l'amour, je dis : moi aussi
où est cette pulsion qui donnait vie jadis à chaque articulation à chaque carrefour ?
dans les serres où les corps avaient chaud
même les envies se cachent où l'on décèle la mort derrière les rideaux
elle s'y dissimule et son sourire vermeil
sûre de son gain, son gain perpétuel
trompe-la-mort, j'ai bu à sa santé à l'envers
j'ai refusé de boire la lie de la vie, alors
et puis mon père est mort
dans la neige alors de mon coeur, c'est moi le malade ou vous autres ?
mais il y a l'amitié des feuilles, l'amitié des arbres roussissant à la santé automnale
ils ne disent rien, eux
juste leur lumière, leur marche, l'humus doux et soyeux,
que je peux inspirer visage au sol où je tutoie la terre
c'est la vie là que je perçois doigts au sol, crochet à la sève que pousse la terre
le silence, puis
l'envie, puis
la lumière, puis
enfin l'enfance à la jonction des deux fleuves comme cadeau de naissance
cadeau comme parrain, marraine
la jonction comme deux cuisses et le sexe de la vie ou de la mort au CENTRE.
la vie est un papillon, tel éphémère
la vie, un lac que je survole si haut
alors
j'ai cette vision
du monde que je domine, aigle des altitudes,
je domine, je domine
C'est moi qui dirige
d'un coup d'aile suprême et en riant et en gueulant mes strophes
j'ignore ma mort à venir superbement.
de mon âge
l'automne
je suis le papillon éphémère
et j'éclaire
toutes les vies à venir
je suis le grand lac où vous tous reposez, la vie en paix...
---------------------------------------------------
(la mort et sa faux traversant l’Achéron dans la barque du nocher Chiron)
image volée sur jbwhips.com (grelots de diligence)
« Les seules choses importantes d’une vie sont celles dont on se souvient. »
Jean Renoir
dans la célèbre série "mes animaux poétiques préférés"
VOICI le crapaud commun :
Celui-ci vit autour de chez moi depuis des années, je l'ai appelé Lucien en hommage à l'ami Gainsbourg
(les crapuds communs sont reconnaissables à leurs yeux orange.)
En me baladant dans mes forês tourangelles, je pique-nique dans une petite clairière, lorsque je remarque de toutes petites choses en train de sauter maladroitement : 3 petits crapauds communs très jeunes sont là...
se dirigeant vers...?
La mer atlantique est lisse, souvent
Comme une toile de peintre posée
Souvent la houle aussi
Des corps humains montent et baissent au gré des vagues, drapées d’écumes et d’embruns, tels des poissons solubles ou des bouchons de perlimpinpin
Certains corps se désintègrent trop ensoleillés en millions de pixels, on les perd de vue,
L’image alors imaginée décline et forces fanées
Prisonniers des eaux
Les ballots ondulent parmi les vagues
Formation du terreau sableux de nos humanités
Au bout d’un instant :
On ne voit plus que deux yeux s’enfonçant, petites pâquerettes
C’est la grande fatigue
Les mânes turbots s’enlisant dans les sables, préparant nos âmes au grand voyage
En arrière de notre évolution, poisson reviendrais-je
Je voguerais
La mer est lisse nous dit James Salter
Oui elle est lisse à mes yeux – ce jour -
Juste ces bouchons de corps humains palpitant au chant des vagues dans l’incertain de leur vie, accrochant mon regard, encore surpris
toujours surpris
un gentil mot de l'amie Lysiane, jeune agrégée, sur son excellent et exigeant blog : le diffuseur poétique sur mes 10 minutes de France Culture dans l'émission de Sophie Nauleau "ça rime à quoi" en Mai dernier.
Cliquez sur ce bandeau :
Les questions qu'elles posent sont justes et me paraissent essentielles. Merci à elle...
J'en profite pour la féliciter d'avoir remporté cet été le prix de la poésie de la fondation Marcel Bleustein Blanchet !
Son recueil de poèmes intitulé "Matinales" sera publié en décembre 2010 aux excellentes éditions Cheyne.
" Quand un homme s'est mis en alexandrins, il a beaucoup de peine à rentrer dans le civil. "
Henri Michaux (in "Qui je fus", 1927)
Le Voleur de nostalgie est un roman d'Hervé Le Tellier publié en 1992 (Editions Seghers) et réédité en 2004 au Castor Astral. Il a été récompensé par le Prix Cino Del Duca 1993 et le Prix littéraire du Quartier Latin la même année.
C’est un roman épistolaire où l’on s’amuse beaucoup, que l’on lit d’une traite, le sourire aux lèvres. Il y a là le contentement du lecteur et tout à la fois, sous-jacent, on croit deviner le plaisir de l’écrivain, immense.
Résumé (emprunté à Jean-Pierre Longre, 2005) : « un chroniqueur gastronomique publie régulièrement dans un hebdomadaire français des recettes de pâtes italiennes sur fond d’anecdotes pittoresques, en usant du beau pseudonyme de Giovanni d’Arezzo ; un (vrai ?) Giovanni d’Arezzo, ayant découvert l’un de ces articles, lui écrit sans dévoiler son adresse, ce qui pousse le (faux) Giovanni à envoyer une réponse en trois exemplaires aux adresses de trois Giovanni d’Arezzo florentins trouvées grâce aux renseignements internationaux ; commence alors une abondante correspondance entre le narrateur et ses trois « homonymes », dont un retraité de l’enseignement et un jeune prisonnier. »
Arrêtons ici de décrire le livre, mélange d’enquêtes, de chasse au trésor, de recettes culinaires, de souvenirs d’enfance –vrais ou faux-, d’aventure amoureuse et de tromperies et traquenards divers. Ce livre doté d’une grande sensualité est un régal de lecture. Correspondance triangulaire que pense mener le maître parisien, mais arroseur-arrosé, la fin du roman, admirable pirouette, nous laisse haletant, pantois, un rien vexé d’avoir été manipulé. Il y a un petit côté Italo Calvino (je pense à « si par une nuit d’hiver, un voyageur ») qui fut un oulipien lui aussi. Et Perec, aussi avec ses fameux romans à tiroirs.
( et puis l'excellent H. Le Tellier est né la même année que moi, cela doit être un honnête homme. Bonne lecture ! ) :-)
quel plaisir de temps en temps de repasser par chez soi ... :-)
Raymond Radiguet est mort très jeune de la typhoïde, à 20 ans et 6 mois. Né en 1903, il eût une vie fulgurante. 3 jours avant de décéder, Cocteau recueille quelques mots : « Ecoutez, écoutez une chose terrible. Dans 3 jours je vais être fusillé par les soldats de Dieu. …/… L’ordre est donné. J’ai entendu l’ordre. …/… Il y a une couleur qui se promène et des gens cachés dans cette couleur. »
Raymond Radiguet laisse 3 œuvres seulement vu son grand jeune âge :
* un recueil de poésie écrit entre 14 et 17 ans
* un roman « Le diable au corps » écrit entre 16 et 18 ans
* un second roman « le bal du comte d’Orgel » écrit entre 18 et 20 ans !
On est stupéfait de cette précocité rimbaldienne ! J’aime tout chez cet auteur et ses poésies et les deux romans, et j’ai été particulièrement impressionné par le « bal du comte d’Orgel ». le roman n’est pas terminé à la mort de Radiguet et c’est Cocteau qui fignolera la fin mais en suivant les indications de son jeune disciple ("Cet élève qui devint mon maître"). C’est visiblement une autre version de "la princesse de Clèves", mais l’originalité est telle qu’on oublie rapidement ce parallèle ; « Le bal du comte d’Orgel » parle encore de ces fameux sujets qui m’intéressent : la raison et la passion, les amours impossibles, le désir et la fidélité, l’amitié et la vertu, les études psychologiques … Le classicisme extrême de l’écriture de l’auteur peut surprendre vu l’âge de l ‘écrivain et peut paraitre un peu suranné, démodé, surtout quand on connait l’aspect très moderne et surréaliste de ses poèmes, un net côté avant-gardiste. Et pourtant l’utilisation du l’imparfait du subjonctif ne dénote pas dans ce court récit qui montre les méandres du cœur.
Chaque phrase de Radiguet, quelque soit le contexte est pépite d’or et nul besoin de batte d’orpailleur pour la trouver !
Il laissa cette note à propos du « bal du comte d’Orgel » :
« Roman où c’est la psychologie qui est romanesque. Le seul effort d’imagination est appliqué là, non aux évènements extérieurs, mais à l’analyse des sentiments.
Roman d’amour chaste, aussi scabreux que le roman le moins chaste. Style : genre mal écrit comme l’élégance doit avoir l’air mal habillée.
Côté « mondain ».
Atmosphère utile au déploiement de certains sentiments, mais ce n’est pas une peinture du monde : différence avec Proust. Le décor ne compte pas. »
Gide dira grand bien de ce court roman : « Extraordinaire pureté de ce livre ; presque excessive. Cela tient de la gageure et de l'acrobatie. La réussite est à peu près parfaite. Bien supérieur au Grand Meaulnes.... »
Je voudrais vous parler ici d’un écrivain singulier, peu connu et pourtant un de ceux que je considère comme un écrivain majeur : Jean Reverzy.
Jean Reverzy est né en 1914, mort en 1959 à 45 ans. Il perd son père à la guerre alors qu’il n’a que 18 mois, lorsqu’il aura 4 ans il recevra la croix de guerre de son père délivré à titre posthume lors d’une cérémonie militaire. Imaginez la scène.
En 1932 il commence des études de médecine, en 1940 il est obligé de démissionner de sa fonction d’interne pour attitude non conforme (propos et écrits anti-pétainistes).
Il se mariera très vite et très mal, cherchant très rapidement à divorcer, or les nouvelles lois de Vichy interdisent le divorce et sa première femme ne cessera de le harceler durant toute sa vie (« un cas unique » dira un expert de la jurisprudence), cette dernière ayant une partie de sa famille dans le monde religieux, Reverzy deviendra brutalement très anticlérical et anti-théiste. En 1943 il est arrêté par la Gestapo puis relâché ; en 44 il rejoint le maquis dans la forêt de Tronçais. De 1945 à 1952 il partage son temps entre son métier de médecin généraliste (installation dans un quartier pauvre de Lyon) et ses voyages. En octobre 1952 après plusieurs mois passés en Océanie (un rêve d’adolescent et une passion pour Gauguin) et poussé par des angoisses sur la maladie et la mort, il se met à écrire.
Son premier roman est publié en 1954 « Le passage » chez Julliard ; c’est un succès immédiat, couronné par le prix Renaudot, Jean Reverzy a 40 ans passés. Le livre est maintes fois réédité.
En 1955 après des voyages en Hongrie et en Roumanie, il rompt avec le PCF.
En 1956 il publie « Place des angoisses », roman « lyonnais » où le narrateur est le médecin que sans doute Jean Reverzy est. Le succès est moins au rendez-vous.
En 1958 il publie son troisième livre « Corridor », roman inquiétant et expérimental mais qu’on ne peut pas relier au nouveau roman qui voit jour ces années-là. Il se lie d’amitié avec Charles Juliet, ce dernier lui consacrera un livre d’ailleurs. C’est à nouveau un relatif insuccès.
En 1959, il participe à un meeting pour la paix en Algérie, il meurt brutalement le lendemain, à 45 ans alors qu’il s’était atteler à « La vraie vie » roman écrit pour sa mère qu’il savait condamnée par un cancer. Il n’aura écrit « que » 4-5 ans.
J’aurais pu vous parler du « passage » livre remarquable. Suite à une crise existentielle et un malaise profond où des idées de maladie mortelle le hantaient, Reverzy décide de partir en Océanie. Il voit cela comme une solution thérapeutique, en outre depuis l’adolescence il rêve de ces îles-là. Il sera déçu du voyage, et l’écriture sera la seconde étape de son voyage polynésien. Reverzy s’inspire de l’un de ses patients pour inventer le personnage de Palabaud, il puise aussi dans sa propre hypochondrie. Ce long récit magnifique parle de la maladie et de la mort ; sentant la mort proche, Palabaud veut regagner sa ville natale Lyon pour y mourir, il y rejoint son ancien ami médecin – le narrateur.
Bien sûr, résumé ainsi cela est insuffisant, il s’agit bien de découvrir le passage entre la vie et la mort, l’écriture serait l’un de ces passages ; mais aussi encore la notion de « présence au monde » si chère à Reverzy et à tant d’autres écrivains. Enfin bien sûr la qualité d’écriture de Reverzy qui rappelle un peu celle de Camus, une écriture rythmée, riche, brillante, très ample.
Si « Le passage » est un livre extraordinaire, « Place des angoisses » n’est pas de reste, il y a d’ailleurs une continuité : on retrouve le médecin narrateur, son cabinet, la ville de Lyon, le Professeur. Alain Gerber dira cependant que même si Reverzy a composé deux fois le « même livre », il n’est guère possible de produire deux textes aussi différents.
Ce livre m’a toujours intrigué et perturbé, d’abord parce qu’il parle d’un métier que j’aurais souhaité parfois être mien (soigner des êtres humains, améliorer leurs conditions), d’autre part il parle de choses qui me sont chères : la mort, l’humanisme, l’empathie, la grandeur et la frivolité des êtres vivants, les indécisions de nos propres existences.
Cela pourrait être la vie résumée de Reverzy : une sorte d’initiation médicale, le narrateur – médecin – espère devenir un « grand médecin hospitalier », il deviendra médecin des ouvriers et des pauvres dans un quartier triste de Lyon au nom ironique : « Sans-souci ». C’était la médecine d’autrefois, celle des années 50, bien pauvre en ressources techniques, mais si riche en humanisme ; même si le portrait que fait Reverzy d’un grand ponte lyonnais montre cependant les écarts monstrueux de cette médecine-là.
Dans ce grand roman on y parlera encore de la maladie, de la mort, des médecins, mais c’est aussi d’une méditation sur la vie et la mort, sur la pauvreté et les choses essentielles ; et tout cet aspect fusionnel est très bien décrit et révélé. On y sent là une humanité et une authenticité qu’on sait désormais révolues, d’un autre monde, d’un autre temps ; et puis la mélancolie des grandes villes, la solitude de l’homme dans son mysticisme laïque. Jean Reverzy était un écrivain exceptionnel.
Alain Gerber à propos de « Place des angoisses » :
« Vivre, c’est être poussé dans le dos par un violent harassement qui ne connait ni trêve, ni fin, ni remède – que la mort. Semblables au narrateur de ce livre, nous sommes tous peu ou prou des « épuisés infatigables ». Et voici, objet unique et scandaleux dans le panorama littéraire universel, le sublime roman de l’exténuation. »
De Jean-François, son fils : « Reverzy s’engage, sans jamais l’affirmer, sur la voie d’un mystique laïque : son objet est sans cesse répété et clairement défini. La voie négative qu’opère l’acte d’écrire lui permet d’en retirer du réel la forme humaine et de peindre par les mots la pure présence du vivant, ou plus simplement du phénomène humain et de son passage entre vision et parole, regard et lettre.
"Que m’importait d’ailleurs la mort des autres ! je commençais de connaitre la mienne : elle était au bout de ma longue patience. Et déjà, fort de mon expérience, m’adressant à un auteur à venir, hésitant devant sa première phrase, fraternellement, je lui donnais mon conseil : « Vous voulez écrire, apprenez à mourir. »
A l’heure d’une certaine régression de la forme romanesque, Jean Reverzy nous ouvre toujours une voie nouvelle et à accomplir dans ces lisières du verbe et du silence, de la noèse individuelle et de son parcours solitaire et d’une métanoèse qui crée un nouvel espace.
"Derrière moi il n’y a rien
En moi il n’y a rien
Devant moi, rien.
Quand j’ai voulu devenir écrivain, il a fallu que je me crée de toutes pièces un univers intérieur à partir de mon néant, pour le projeter sur le néant de la littérature."
Ce néant est un océan fertile, immense, inachevé et inachevable…
Enfin un passage de « Place des angoisses », de ces passages-là, une fois lues qui ne vous quittent plus guère.
« De même que le repas que m’offrit le professeur Joberton de Belleville, événement singulier de ma jeunesse, ma visite à Dupupet reste pour moi un sujet de méditation, d’étude, d’étonnement et parfois de crainte. Ma mémoire l’a simplifiée en quelques faits : ma brève attente dans les ténèbres où brillait la plaque de cuivre, l’exploration du bois rugueux, puis ma marche hardie, le début de la phrase immense accompagnant mon dialogue avec Dupupet, le silence soudain, l’auscultation du vieux mâle dont le thorax, frappé par mon index, résonnait comme le bois léger de la porte. Enfin le contact obscène et tentateur des trois billets. En me remémorant tout cela, il m’arrive de penser qu’une science est encore à naître qui se préoccupera de l’approche des vivants, de leur contact, de leur retrait, des mouvements de leurs corps et de leurs membres. Science qui serait celle de la solitude de l’homme et, par là, celle de l’homme même : c’est pourquoi elle n’ a encore tenté personne. Et le rêve seul est permis devant le mystère des forces qui attirent les êtres, les éloignent ou les immobilisent face à face, cependant que la pensée se contente de cette observation, sans conclusion ni profit pour l’intelligence, de sons articulés, de signes écrits, de gestes, de décharges, de regards, grâce auxquels semblent communiquer les âmes.
Je mourrai sans satisfaire la curiosité qui m’a tourmenté ; mais la curiosité vaut par sa seule existence ; ses questions n’ont pas besoin de réponse. Je ne saurai jamais pourquoi, après avoir frappé à la porte de deux êtres qui s’appelaient Dupupet, une heure durant je leur parlai, je le écoutai, je leur fis signe , alors que, sans paraître m’entendre et cependant en parfait accord avec moi, ils modulèrent le chant de leur langage. Après avoir pénétré dans l’intimité des vieillards, avec une facilité si grande qu’il me fallut des années de réflexion pour m’en étonner, je ne sentis plus de même : il y eut de ma part un progrès, non de compréhension, mais d’attitude. Je crois que la pauvreté de Dupupet, proche de la mienne, n’y fut pour rien ; mais le changement était en moi.
Je m’étais trouvé près d’un vieillard endormi, je l’avais réveillé ; nos voix s’étaient levées pour proclamer notre alliance, pendant que derrière nous une femme se signalait par une phrase sans fin. Je ne voulais rien comprendre, parce que rien d’humain ne se comprend, mais j’avais trouvé ma place au milieu des hommes. »
les oeuvres complètes de Jean Reverzy /
dans l'excellente collection Flammarion
à lire absolument !