Ecrit à 20/21 ans (publié en 1957), « une curieuse solitude » est le premier roman de Philippe Sollers. Rédigé sur les bancs universitaires lors de cours d’une « nullité sans mesure », l’auteur a depuis (et très tôt) « renié » ce livre sur des prétextes de vilaine « tradition bourgeoise ». C’est dommage, ce petit bijou célébré par Mauriac ou Aragon a bougrement bien vieilli. Et cette première œuvre d’un tout jeune homme était un vrai coup de maître. Un grand écrivain était né, nul doute.
« Une curieuse solitude » s’inscrit dans une tradition romanesque classique : initiation amoureuse, premiers érotismes, par un jeune « bourgeois » bordelais découvrant l’amour avec sa bonne espagnole plus âgée, mais aussi découverte du monde et de la manière d’y vivre. Certes on peut trouver dans ces premières proses des faiblesses de jeune homme, mais de celles que peut posséder un jeune homme mature et prêt – si jeune – à comprendre le métier d’écrivain, l’acte d’écrire, l’acte de se décrire, ou simplement le futur « métier d’homme ». C’est ce que Sollers appellera sa « curieuse solitude ».

Les premiers rapports avec Concha sont linguistiques, le jeune Sollers étant le seul à parler espagnol. « Ce n’est qu’après que l’on découvre les femmes car dans le désir, c’est toujours soi qu’on écoute. » (tout ce qui est en bleu est issu du roman de P. Sollers)
« Je songe à l’émotion que c’est, la première fois de sa vie, d’entendre à ses côtés la respiration d’une femme. »
« Oui, je ne séparerais pas – je n’ai jamais séparé – le fait de vivre de celui d’éprouver du plaisir. »
On lit avec grand intérêt ces amours ancillaires vieux d’une moitié de siècle, Sollers dit « qu’il travaillait à lui-même » et que cette liaison « le mettait au monde ». C’est un grand roman de l’apprentissage, mais bourré d’aphorismes qu’on peut avoir du mal à comprendre sous la plume d’un gamin de 20 ans. « Les autres n’entrent pas dans le désir », par exemple, ou « L’autre aime que nous soyons inconscients et c’est pourquoi nous ne plaisons jamais mieux que lorsque nous ne cherchons pas à plaire. », ou encore : « Et certes, une des contestations les plus pénibles de la vie est de s’apercevoir que les autres existent en dehors de cette fable dont on les avait parés. Ils se moquent bien de nos pensées, de nos imaginations, de nos calculs. Déçu, et sans doute pour ne pas avoir tout à fait tort, on écrit des livres. ». Belle maturité.
Concha disparaitra brutalement, et pour le jeune Sollers c’est la découverte de Paris et de la vie estudiantine. La facilité de certaines amitiés et amours et la volonté de l’écrivain de s’isoler, de regagner sa solitude. « Et sitôt que je commençais de sentir les bienfaits de l’habitude et de la sécurité, je me hâtais d’en finir, avec, même, une sorte de rage. Tout ce qui me rendait à ma solitude, la perte d’une liaison, d’une amitié, était bienvenu. »
En pleine crise existentielle, l’auteur découvrira dans sa petite chambre « la réalité merveilleusement absurde », et il commencera d’écrire… Mais Concha n’est pas oubliée, elle est là « par mégarde », prête à « se faire une place dans l’attente » de l’écrivain.
En fait les pages du jeune Sollers sont terriblement « romantiques », un romantisme moderne où décevoir et être désinvolte furent un moment la règle.
Enfin Concha est revue à Paris, « on n’a rien à dire lorsqu’on a trop à dire », la relation recommence que l’écrivain cherche sans cesse à analyser, « je voulais savoir » ; car le secret, l’incertitude, l’inconnaissable l’attirent tel un aimant : « On croit ne pas tenir à la vie et la discipline du plaisir vous la fait aimer. ». La séparation enfin, vacances scolaires, et la découverte brutale et bilatérale que les choses ne sont pas si simples, l’amour existant, « et déjà je souffrais de tout ce que j’allais avoir à souffrir. ». Visages en pleurs non prévus. « J’ai besoin des grandes villes. Tard dans la nuit, je restai dehors. ». Le narrateur pense alors être guéri de sa jeunesse. « En attendant pire ».
« Ce n’est pas tous les jours qu’un jeune homme se lève
et parle si bien des femmes. »
Louis Aragon 1958.
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On trouve aussi dans cet extraordinaire roman ce trait psychologique que j’ai vérifié régulièrement tout au long de ma vie, à chaque fois, je repense, amusé, à Sollers et à sa grande connaissance – si jeune cependant – de l’insuffisance humaine. (sur les gens prétendant être nul dans tel domaine, sous entendant, je suis excellent dans tel autre)
« C’est ainsi qu’on insiste sur certaines de ses maladresses en soulignant que si elles sont si absolues ce doit être en compensation de qualités au moins aussi extrêmes. Un rêveur se plait à dire « qu’il ne sait rien faire de ses dix doigts » parce que sa famille, s’étonnant qu’il soit si méditatif le lui a toujours répété sur un ton d’admiration et qu’il suppose que la proposition « ne savoir rien faire de ses dix doigts » entraîne celle « oui, mais quelle puissante cervelle ! ». Un artiste dit son goût pour la musique et proclame, en l’exagérant, son indifférence vis-à-vis de la peinture, en croyant que cette exclusive exalte sa compétence dans l’autre domaine.
Ainsi, chacun, par l’obstination qu’il met à se créer des limites pour mieux faire valoir ce qu’elles contiennent, croit se rendre « touchant », « humain », à la fois compréhensible et mystérieux d’être si singulier dans ce déséquilibre. »