Je sortais du cinéma avec mon amie, celle aux cheveux courts de blé et veste de daim vert, aux belles fesses rondes. C'étaient ces cinémas là où j'ai passé mon adolescence et une partie de ma vie estudiantine, une carte de fidélité et des prix bon marché. Je me rappelle même qu'il y avait une petite salle d'art et d'essai où chaque fauteuil possédait un rond métallique pour coincer sa boisson et un cendrier ; imaginez cela aujourd'hui ! Le monde et les temps changent.
Nous sortions donc, c'était sur les hauts de la ville près d'une grosse église et les rues adjacentes descendant vers le centre. La foule toujours au sortir de ces cinémas et les pas qui crissent sur les allées gravillonnées. La nuit nous surprenait, les cieux noirs comme sur l'écran. Le film était bon, exceptionnel même et nous sortions la gaieté au coeur, la joie au ventre, légers comme si nous avions gagné le gros lot ; à ces moments-là, la vie devient différente et pleine d'espérance, alors de simples sourires deviennent mille promesses de chaleur. D'ailleurs les couples souvent au sortir d'une telle joie se prennent alors les mains, semblent rajeunir.
Je m'engageais dans la rue qui descendait pour reprendre l'automobile que j'avais garée là. C'est alors que j'ai eu ce choc, presque à m'immobiliser, à arrêter mes pas ; l'enfilade des poteaux électriques, les voitures stationnées du même côté, la courbe légèrement concave de la rue. Ce fut ma première vraie crise existentielle ; l'été, le film, la foule, l'amie participaient à ce moment magique. Mais c'est bien cette ligne cette courbe cette enfilade qui m'ont donné une impression d'infinitude, d'irréalité, d'un sublime spirituel quasi extatique. Je n'aurais pas été étonné d'être enlevé là par des extraterrestres ou de voir la vierge Marie ou tout autre chose divine et surnaturelle. Ce fut ainsi, un flash de une ou deux secondes, une fulguration.
Je rentrais dans l'automobile, ma compagne à côté ne s'était rendu compte de rien, j'inspirais lentement puis à regret mis le contact et démarrais surpris de cette histoire et en pleine incohérence. Puis je dégageais la voiture et l'on se mit à rouler ; on retrouvait ainsi l'inutile et banale quotidienneté. J'eus à cet instant précis l'impression que la solitude eût été mieux, que la perception des choses eût été plus profonde pour moi, qu'il y aurait eu "quelque chose à faire", mais déjà nous roulions vers le centre ville. Jamais je ne parlais de cela à mon amie aux cheveux courts de blé et veste de daim verte. Celle aux belles fesses rondes.
Et soudain sortis du cinéma, je me sens loin de tout : un vague vertige. Je n’entends plus celle près de moi, qui parle près de moi. Une étrange enfilade de fils électriques et de lampadaires me domine.
Et évidente, claire, lumineuse, dominante, cette route de fils électriques jusqu’à l’infini (rue du petit pré)… appel au voyage.
Mes yeux seuls décident de la portée du message. Avec cette luminosité de 22 heures, un soir de juin d’un fluide bleu (pâle-frais), l’immobilité du moment semblait envahir toutes mes particules, tout mon environnement, chaque cellule.
Ainsi immobile, mal soutenu, il me semblait être pétrifié ; que voulait signifier cette porte que l’on m’ouvrait ? dans le noir, cette lignée de lumières droite d’abord puis courbe, que vouloir dire…
Il me fut difficile d’entrer dans ma voiture, de me défaire de ce paysage annonciateur ; une fois assis dans ma boîte à roues, je revenais au monde.
Il faisait si doux ce soir, un soir à mourir, un soir à partir, mais pas un soir à rentrer chez soi en l’état de calme et d’ignorance.
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