Certaines choses
Nous entourent « et les voir
Equivaut à se connaître »
George Oppen
"Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous
prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et
qui, paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr." Nicolas Bouvier
« La poésie vient vers nous, on ne sait d’où, et elle nous quitte, allant vers on ne sait quel au-delà. Mais en passant, elle nous laisse des mots et elle nous fait des signes dont l’interprétation est inépuisable. » Gabriel Bounoure
" Avec tes défauts. Pas de hâte. Ne va
pas à la légère les corriger. Qu'irais tu mettre à la place ? " Henri Michaux
"Savoir que nous ignorons tant de choses suffit à mon bonheur." George Oppen
Depuis octobre 2008, Jacques Bertin interprète ce magnifique texte, pas facile d'ailleurs à chanter, c'est bien sûr splendide ; définitivement on ne sait plus où l'on est ; chez qui ? Un grand poète de l'enfance ? Un grand auteur-compositeur-interprète pour une chanson d'exception ; profitons-en, gardons yeux et oreilles fort ouverts, ces moments de grâce sont si rares...
Un passé avec des ancêtres des ancêtres des ancêtres…
une sombre foule d'ancêtres montés d'infinis là-bas
d'infiniment très vieux pays au rythme cassé des charrettes
avec leurs hardes leurs chansons leurs hameaux noués dans des draps
un passé noir comme une nuée tracée dans le ciel d'orage
pourquoi donc croyez-vous que nous aurions si longtemps voyagé
sans autre espérance que l'espérance et dans l'âge sans âge
il fallait faire avec et faire comme si - et avancer
parmi les massacres les épidémies les viols les famines
les obus sur l'église tombaient, on distribuait les rations
les nouveaux-nés passaient de main en main dans les gués dans les ruines
on chargeait les enfants à l'aube à la hâte dans les camions
il fallait avancer, roman interminable, peuple en loques
comme s'ils t'aimaient comme s'ils avaient toujours marché pour toi
des valises de certificats des chapelets des breloques
passé le col passé la mer - Polonais Kabyles Gaulois
quelques billets gluants, quelques photos, un livret de famille
aux pages qui s'en vont dans l'eau ou comme une vaisselle d'or
ceux qui ne peuvent plus marcher dans les regards des jeunes filles
se réfugiant pour y enterrer le drapeau brûlant encore
le VRP bouffant tout seul le soir à l'Hôtel de la gare
la domestique congédiée, l'apprenti qu'on ne reprit pas
le moissonneur qui fut amputé sur place à la lueur des phares
les cadets de Saumur en juin l'été où l'ennemi passa
et ils sont là et les voilà qui tambourinent dans ta porte
nous voulons dans ta maison vide et ton âme nous installer
nous sommes le passé vivant que l'histoire en grinçant t'apporte
nous monterons nos tentes de papier ce soir sur ton palier
les réfugiés au port, le passeur qui courait entre les tombes
l'entrée des mineurs dans la ville avec leurs gueules de bandits
l'institutrice a dit : nous reviendrons sur l'aile des colombes
les curés rouges les soldats perdus les poètes maudits
les chants des carabins, le rire de la mitraille et la gloire
le ciel de la barricade et les rosiers fleuris ce matin
courez petits enfants on a trouvé des monnaies dans la Loire
l'aile du deuil passant sur le parc, l'officier tué à Verdun
quel désordre dans ce hangar, quel vacarme dans la mémoire
le bric-à-brac des pauvres, les idées dépassées, l'espoir vain
l'aube sur les exécutions, l'inconnu noyé dans la mare
le copain qui voyait la Vierge, la religieuse au Tonkin
bonjour ! il faudra désormais que ce soit toi qui nous emmènes
sans savoir où bien sûr mais qu'importe tu passeras devant
nous avons semé les dragons les bleus les indics et la haine
les caméras nous ont perdus dans le dédale des étangs
dans le chagrin, dans les marais, dans la débâcle des poèmes
et les nabots et les poivrots les estropiés suivaient de loin
regarde en arrière et ainsi tu verras où l'espoir te mène
pressons le pas c'est par ici faut pas traîner dans les chemins
Cité des Lilas, des Tilleuls, grandes barres, cité sans âme
fermes de pauvres, taudis, salles communes au poêle éteint
comment ferons-nous pour passer puisque nous n'avons aucune arme ?
chambres de bonne avec lavabo, avenirs donnant sur rien
la retraite jusqu'à Moulins, le défilé de la victoire
le petit des voisins est mort, la gosse a pris un Italien
la fin de la sécheresse et les bateaux revenus en Loire
l'atelier à treize ans et l'oncle avec son Berliet à pneus pleins
le STO, tu m'écriras ! les trente mois, non à la guerre !
tout ce que nous avions rêvé, tout ce qui ne servit à rien
le nouveau syndicat, le bétail fut dispersé aux enchères
la grève les fourches les faux les poings levés le prix du pain
le docteur dans la côte avec le lumignon de la tendresse
le toit bleu de la vieille école et le jardin de l'hôpital
l'infirmière sur son Solex vaillante comme la jeunesse
le soir les vélos par centaines rentrant le long du canal
et les voilà : tous Poulidor, tous Dupont et tous dans ta tête
mais range-toi donc, animal ! tu nous gênes pour avancer
bouge-toi imbécile pas besoin de croire pour en être
avance ou bien pousse ton siècle dégonflé dans ce fossé
tu gênes les gens, petit homme en déguisement post-moderne
on te demande pas de croire on te demande d'avancer
dispense-toi de commentaires, dégage ton âme en berne
petit homme contemporain en plâtre, laisse-nous passer !
je viens de lire "Sabine SICAUD / le rêve inachevé" par Odile Ayral-Clause. Les dossiers d'Aquitaine.
Quel beau livre ! On suit la route avec Sabine, des petits poèmes charmants écrits vers 9-10-11 ans sur la nature environnante, le désir de voyager, de découvrir et puis jusqu'aux derniers poèmes terribles où elle hurle sa douleur, sa révolte...
Le cas de Sabine est unique, à 11 ans elle gagnait déjà des petits concours de poésie (il faut voir la photographie de 1924 : "le groupe du jasmin d'argent", à Agen : il y a plein de bonhommes très savants et très impressionnants avec leur moustache, de belles femmes aussi avec leur robe longue et une toute petite fille en jupette blanche avec nattes et qui regarde l'objectif avec un sourire étonnant) ; ses petits succès furent tels que certains critiques pensaient que les poèmes étaient du père ou de la mère. Mais Sabine était toujours un enfant avec ce don d'émerveillement si spécifique. Elle habitait dans les bois une belle propriété dont le nom était déjà un tout en soi : "la solitude". (près de Villeneuve / Lot). La découverte du milieu naturel et les jeux avec son frère Claude - brillant lui aussi - formaient un monde propice à l'écriture de charmants petits poèmes sur la fraternisation avec les mondes animal et végétal. Pleins de spontanéité.
Durant l'été 1927, Sabine se plaint, elle s'est blessée au pied en se baignant dans le Lot, une petite blessure semble -t- il ; mais rapidement le mal s'étend, une ostéomyélite vraisemblablement (infection de l'os), la totalité de la jambe est atteinte, puis l'autre jambe, puis une partie du corps. Les médecins très inquiets demandent de rapatrier Sabine à Bordeaux, mais la petite enfant refuse, elle ne veut pas quitter la majestueuse "solitude", tellement c'est son lieu de vie, son "îlot tant aimé". Les parents acceptent. La souffrance est terrible et le mal est monté de partout, Sabine hurle quand on la touche. L'hiver est cauchemardesque. La petite poétesse écrit et nomme sa maladie : "une bête invisible aux minuscules dents". Sabine s'accroche à la vie et lutte terriblement. L'enfant rieuse est devenue grimaçante et souffrance ; elle ne baisse pas les bras comme on peut le lire dans certains de ses derniers poèmes, elle s'invente aussi un ami "Vassili" qui devient le confident de sa douleur, c'est l'adolescence qui pointe le bout de son nez. Elle rêve d'un médecin prodige, d'un dieu bienfaisant, d'un peu de romantisme.
Fièvres et douleurs et divaguations s'enchainent, le 12 juillet 1928 Sabine s'endormira définitivement.
Une rue de Villeneuve sur Lot porte son nom.
Certains de ses poèmes : sabine Sicaud
ou encore : Sabine sicaud
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Vous parler ?
Vous parler ? Non. Je ne peux pas.
Je préfère souffrir comme une plante,
Comme l'oiseau qui ne dit rien sur le tilleul.
Ils attendent. C'est bien. Puisqu'ils ne sont pas las
D'attendre, j'attendrai, de cette même attente.
Ils souffrent seuls. On doit apprendre à souffrir seul.
Je ne veux pas d'indifférents prêts à sourire
Ni d'amis gémissants. Que nul ne vienne.
La plante ne dit rien. L'oiseau se tait. Que dire ?
Cette douleur est seule au monde, quoi qu'on veuille.
Elle n'est pas celle des autres, c'est la mienne.
Une feuille a son mal qu'ignore l'autre feuille,
Et le mal de l'oiseau, l'autre oiseau n'en sait rien.
On ne sait pas. On ne sait pas. Qui se ressemble ?
Et se ressemblât-on, qu'importe. Il me convient
De n'entrendre ce soir nulle parole vaine.
J'attends, comme le font derrière la fenêtre
le viel arbre sans geste et le pinson muet...
Une goutte d'eau pure, un peu de vent, qui sait ?
Qu'attendent-ils ? Nous l'attendrons ensemble.
Le soleil leur a dit qu'il reviendrait, peut-être...
"Parce que tu as froid, ce soir, /
Ne nie pas le soleil" Sabine Sicaud. 1928
à Rimbaud
Je dirai le désert
Et les fleurs qu’il a sous ses semelles semées
Il reste l’homme aux yeux charbon et les mauvaises photographies
où il pose tordu, bancal, sans sourire
Il semble fixer et juger le photographe
Et pourtant ces nouvelles sciences le passionnèrent
Il a le corps maigre de ceux qui vivent trop ou trop vite
Epuisant leur horloge ou malnutri
Fatigué, il poursuit son père dans les déserts arabes (**)
Traversant toujours de ses longues marches
« les membres brisés par mes longues errances »
( = écrit à 14 ans, impressionnant quand on connait la suite)(*)
Abandonnant soudainement tout ce en quoi il excellât
Cherchant son altérité de poète « ailleurs », silencieux dans ses pas
Silencieux dans son humanité, cassant sa poésie pour descendre au Sud
Et fuir ce redoutable hiver européen de 1879-1880 dont il parle sans cesse
mais :
Le soleil - Shams (féminin en arabe) – est aussi dur que l’hiver
pourtant :
Segalen dira de lui qu’il est un « prototype de résistance à la chaleur »(*)
Aden est là.
Plus tard, déçu, insatisfait et malade, son or à la taille, il sera accompagné par seize robustes noirs vers son destin européen, sa fin à Marseille, une jambe en moins à payer
Il mourra seul, sa mère et sa sœur, uniques et derniers compagnons
aucun ami ni africain ni européen
juste son seul silence de voyant
(*) : (cité par Alain Borer)
(**) : (son père fut longtemps capitaine du bureau arabe de Sebdou, en Algérie)
J'ai embrassé l'aube d'été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombre ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.
Que dire de ce poème écrit à 19 ans
en prose ... et qui commence et finit par un octosyllabe… ?
( le rapprochement de la première et de la dernière phrase nous donnerait la clé de ce poème )
Il vient d’ « Illuminations » le dernier recueil de Rimbaud ; « Illuminations » au sens d’enluminures (somptuosité de la couleur) mais aussi visions hallucinatoires.
Le jour se lève, le poète se promène …
Notion à la fois temporelle et prise de position sensuelle.
Le dernier vers arrive brutalement comme un échec. Découverte + tonalité sensuelle .
Rimbaud pousse un cri de victoire : il croit avoir saisi l’insaisissable : l’aube, la blancheur, pureté, luminosité, splendeur, éclat, richesses … C’est une féerie précieuse et pure, riche de sonorités puissantes. L’harmonie physique entre l’homme et la nature semble être là, avec le mythe des nymphes et la poursuite amoureuse qui s’en suit. Aube : alba en latin : blancheur.
8 fois « je » sera employé ; passé composé, imparfait ensuite.
Une ville apparaît, flaques d’eau ; immobilité et ténèbres, l’aube n’est pas encore apparue ; les ombres semblent hostiles et fortes.
Le poète ne devient plus témoin, mais bien créateur : et c’est le réveil du poète qui peut être assimilé à un acte magique ; le réveil se fait avec le passé simple. Au début les sonorités sont étouffées, sourdes puis elles deviennent claires, sonores : c’est le début de l’éveil à la nature.
Pourquoi Rimbaud chasse la déesse à la fin ?
La poursuite serait infinie ? telle est peut-être cette signification ?
En agitant les bras, l’enfant devient coquasse, mais aussi prend une signification païenne, dionysiaque (au sens antique, mais aussi philosophique), l’ivresse vitale : orgies, danses… C’est une nymphe poursuivie par Pan. Séductrice dangereuse. Sexualité adolescente ?
Le sapin est presque noir à l'inverse de la cascade.
Une signification à la fois érotique et religieuse. De même vocabulaire guerrier et valeur érotique très nette. La déesse c’est l’aube.
Mythe des nymphes : harmonie de l'homme et de la nature.
Contraste entre le mendiant et le marbre : pauvreté et recherche du don de l’aube, de son obtention ; encore une fois un parfait tableau symbolique.
Mais c’est une illusion de possession. Et la dernière strophe est ambiguë : les lauriers évoquent les victoires, la gigantesque déesse est attrapée par l’enfant, par un simple mortel.
Contraste entre le mendiant et le marbre.
L’enfant est le poète, le poète est l’enfant : la fin de la phrase montre un émerveillement : seul l’enfant peut transformer le réel. L’aube est alors une renaissance.
Le dernier vers arrive brutalement.
Le monde : conscience du poète ?
Il y a donc une valeur symbolique, une enluminure sensuelle mais douloureuse : la poursuite d’un rêve insaisissable et l’aube est l’émerveillement de l’enfance (qui ne survivra pas à la vieillesse). A aucun moment le soleil n’est cité dans ce poème.
Agiter les bras : à la fois cocasse et signification païenne, dionysiaque ; ivresse vitale : orgies, danses : monde érotique et religieux.
Quand est arrivé le rêve ? où est l’état conscient ? cette duplicité est un des charmes de ce texte.
Art de ce genre de poème ? = sa discontinuité , la rencontre d’images et de poésies libérée. Hypnose ? prémisses du surréalisme ?
Rimbaud est définitivement un paganiste, à la recherche d’un idéal inaccessible.
Poème symboliste, lyrique, paganiste, surréaliste, et plus encore.
Abondance de la ponctuation, phrases nominales, pourquoi le verbe "chassait" ?
Il y a tout Rimbaud là-dedans
Rimbaud finissant son enfance, Rimbaud déçu de l’arrivée d’un âge « adulte ».
Rimbaud : un des premiers Peter Pan
Passant de l’autre côté (l’âge adulte), il s’éteindra dans des activités qui ne seront jamais siennes (comme gagner de l’argent, faire des affaires, quitter l’insouciance de la jeunesse…)
Où donc est le grand roman africain qu’il a quand même dû écrire dans sa tête ? ou rêver simplement ?
L’Aube un grand poème charnière vers la poésie moderne…
Arthur Rimbaud ? définitivement quelqu’un d’autre, tout autant l’enfant poète que l’adulte voyageur-géographe…
C'est sensuel, mais douloureux...
C'est une poésie LIBEREE !