Ce n'est pas bien sûr un texte de Brassens, mais quel beau texte
quelle belle mélodie, quel chant parfait
On raconte que Brassens n'arriva pas à rencontrer Antoine Pol, celui-ci décédant une semaine avant leur rendez-vous...
Georges Brassens avait trouvé aux puces un petit recueil "émotions poétiques" 1918 d'A. Pol. Il tomba amoureux de ce texte et mit longtemps pour peaufiner la musique ; il supprima une strophe (voir plus bas) pour garder le côté universel de la femme rencontrée ; Le Forestier chante ce texte avec la strophe oubliée...
-------------------------------------------------------------
A toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu'on connaît à peine
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais
A celle qu'on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s'évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui
A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu'on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu'on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main
(A la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval
Qui voulut rester inconnue
Et qui n'est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal)
A celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d'un être trop différent
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D'un avenir désespérant
A ces timides amoureuses
Qui restèrent silencieuses
Et portent encor votre deuil
A celles qui s'en sont allées
Loin de vous, tristes esseulées
Victimes d'un stupide orgueil.
Chères images aperçues
Espérances d'un jour déçues
Vous serez dans l'oubli demain
Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu'on se souvienne
Des épisodes du chemin
Mais si l'on a manqué sa vie
On songe avec un peu d'envie
A tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu'on n'osa pas prendre
Aux coeurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu'on n'a jamais revus
Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir
C'est en 1942, au marché aux puces de la Porte de Vanves, à quatre pas de ma maison, que j'ai chiné, pour quelques sous, une plaquette de poésie publiée en 1913. Si j'ai mis en musique des oeuvres de poètes parmi les plus grands, Villon, Hugo, Lamartine, Verlaine ou Paul Fort, j'avais été touché par la grâce et l'émotion qui se dégagent de cette confidence intimiste d'un poète inconnu, Antoine Pol. Et ce n'est que trente ans plus tard que j'ai livré cette chanson, après avoir longuement hésité entre quelques variantes de rythme et d'interprétation. Jusqu'à trouver celle qui soutienne le plus adéquatement ce texte.
Au moment de graver cette chanson sur mon onzième 33 tours, mon secrétaire Gibraltar déploya sa très efficace ténacité à retrouver ce trop discret Antoine Pol. Un rendez-vous fut fixé où je souhaitais offrir à l'auteur la primeur de ma chanson et recueillir son autorisation. Mais le brave octogénaire eut la malencontreuse idée de casser sa pipe juste avant notre rencontre. Il n'a jamais entendu la chanson qui, il faut bien l'avouer, risque d'être le seul lien qui lui évite de sombrer dans le gouffre de l'oubli, possiblement la hantise de tout poète.
C'est dommage que vous n'appréciiez pas cette chanson, parce que, fait très rare, vous pourriez en découvrir deux autres interprétations que j'en ai faites, dont l'une plus rythmée où je me permets un pont musical en faisant la trompette bouchée avec la bouche. Une deuxième version a été enregistrée chez-moi, rue Santos-Dumont, pendant une séance de travail. Ces deux variantes se trouvent sur un CD intitulé «Brassens inédits, archives 1953-1980». Si l'accompagnement de cette prise deux, par mon contrebassiste Pierre Nicolas et la deuxième guitare de Joël Favreau, n'ont pas la magnificence de la version définitive, où la grâce les a tous deux envahie, la maquette a le mérite d'inclure une strophe que je regrette de ne pas avoir retenue par la suite, pour de prosaïques et très peu lyriques raisons de longueur, la version retenue faisant déjà 4 minutes 11. Je vous livre ci-dessous le couplet élagué, espérant ne pas ajouter à votre réprobation.
Ni moraliste ni immoraliste,
Brassens
A la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval
Qui voulut rester inconnue
Et qui n'est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal.
Antoine Pol.