mon père, l'année de ma naissance
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Le grand coup de gueule de Bernard Dimey devant la mort, le vieillissement, l'altération, la déformation, la dégradation, la flétrissure et autres déhiscences des corps...
du grand Dimey !
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Manque à vivre.
Mon Dieu, me voilà sans doute à la fin de moi-même,
à deux pas de la fin, je le sens,
je le souhaite et j’en ai peur
et je m’en réjouis d’avance comme d’un jouet tout noir inusable et superbe,
un jouet pour mon âge
que je retournerai dans tous les sens que j’aurai,
dans tous ceux que le monde aura,
dans tout ce qui continuera d’exister, de gesticuler,
de rêver dans le noir, de vivre en plein air,
de faire encore les fous, de pérorer, d’être stupide…
Ah oui, Bon Dieu, je crois qu’il sera bon de n’être
plus présent quand vous serez tous encore là
à vous démaquiller
à vous essayer les uns les autres,
à chercher péniblement du plaisir partout à toute heure
du jour, du soir, de la nuit
et dans les ruelles secrètes de la ville où tout
Se vend pour rien, où tout et rien ne sont rien que du vent…
Mon Dieu, me voilà sans doute arrivé au bord de ce
gouffre aussi vertigineux que l’intérieur de moi,
que l’intérieur perfide de cet animal que je suis,
de ce pauvre animal, en effet…
élégant peut-être autrefois mais aujourd’hui tellement
empêtré dans sa graisse.
Il est terrible, mais vraiment terrible, le jour où cette chose arrive
le jour où cette vérité vous éclate à la gueule,
il est vraiment épouvantable de se voir en pied, dans
la glace énorme du couloir et de réaliser brusquement
qu’on est moche et qu’on est gros,
qu’on est l’inverse absolument de ce qu’il aurait fallu,
l’inverse exactement de tout ce que l’on voulait,
de tout ce qu’on cherchait,
de cette admirable statue dans on traquait la
ressemblance à tous les instants décisifs, à tout prix !
Et me voilà, Mon Dieu, pas loin d’être arrivé à
l’endroit d’où je suis peut-être parti.
il aurait mieux valu rester là, je crois bien,
dans cette tiédeur où j’étais,
dans ce liquide irremplaçable…
J’ai le souffle court et le muscle amolli,
la graisse est devenue mon jardin potager,
J’y déambule à mon loisir, je m’y endors et je m’y traîne…
et je m’essouffle…
Pourquoi faut-il attendre aussi longtemps pour découvrir
le peu, le presque aussi peu qu’il fallait pour avancer
d’un pas sur cette route unique, dans une seule direction possible ?
Je suis arrivé, bête et devenu vilain, au carrefour
désolant, presque désopilant,
de cette fin prochaine qui fait aux gens de mon espèce aussi peur…
presque aussi peur que la naissance.
D’ailleurs, je verrai bien mais sans envie de voir,
de voir plus rien du tout, que l’envers de ma peau, et que le creux de ma tête,
que la forêt fragile et blanche, impénétrable et
trouble… Oui, tous ces nerfs minuscules et géants ,
tous ces nerfs comme une vaste étendue de buildings et
de HLM dans ma tête ?...
sans ascenseurs, sans transparence,
sans minuterie, sans locataires,
sans confort, sans sonnerie, sans téléphone,
sans actualité,
sans télévision, sans courrier,
sans monstres,
sans aucune espèce de monstres…
J’ai quatre vingt mille ans et j’attends encore d’être adulte,
et j’attends encore de comprendre un peu qui vous êtes
car si vous n’êtes rien, mais vraiment rien du tout, dites-le !
Mais oui, dites-le ! Que je le sache avant de partir,
que j’en sois sûr,
que je jouisse au moins de cette satisfaction…
Pouvoir me dire à moi tout seul, en confidence, que je ne m’étais pas trompé…
jamais !
Mon Dieu me voilà sans doute arrivé,
vraiment pas loin d’être rendu
rendu… C’est un vieux mot de paysans pour avouer qu’on
est fatigué, qu’on n’en peut plus, qu’on n’y peut rien,
qu’on n’y pourra plus rien,
et qu’on n’y veut plus rien pouvoir
et que disparaître d’un monde où l’on est à peine apparu
ne sera rien du tout qu’un peu de manque à vivre,
oui… comme on dit manque à perdre ou plus rien à gagner.
Bernard Dimey.