"L'écriture a cette vertu de nous faire exister quand nous n'existons plus pour personne."
Georges Perros
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« J’ai fini de chier mes octosyllabiques. Il était temps. Ça fait un petit paquet, que j’ai peur d’aller voir. Plein d’âneries, sûrement. » Voilà, en janvier 1965, ce qu’apprend Michel Butor en ouvrant une lettre de son copain Perros, qu’il a rencontré en 1953 dans le bureau de Paulhan à la NRF.
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J’ai fait en sorte qu’on me laisse
très en paix dans mes souterrains
Puis c’est vrai qu’est-on pour oser
faire ainsi de l’autorité
quand aucun galon sur la manche
Mille mots d’un jeune insolent
connu ni d’Eve ni d’Adam
qu’est-ce auprès de deux d’un illustre
dont on vantera la dent dure
c’est se faire du tort pour rien
Mais il est impudent d’aimer
Edmond Rostand et Mallarmé
Peut-on s’y tromper ? Tant de gens
nous disent qu’un tel et un tel
sont pourris mon cher de talent
qu’on finit par se demander
s’ils n’ont pas raison Pour ma part
pourris ou non ces écrivains
j’en reste à mon point de départ
et tiens pour de vrai ce que je pense
à propos de pas mal d’auteurs
qui me soulèveraient le cœur
s’il n’était fixe en ma poitrine
Ce ne sont pas gens malheureux
Ils ont de quoi bien se distraire
et doivent se dire : envieux
le pauvre gars qui nous enterre !
Envieux c’est peut-être vrai
pas tout à fait comme ils l’entendent
Envieux d’un monde meilleur
où leurs misères écrivaines
n’auraient lieu Mais c’est peu probable
car ils auront toujours du monde
et c’est très bien ainsi car j’aime
que ceux que j’aime ne soient vus
connus aimés que par leurs frères
C’est petite société
mais suffisante pour s’y plaire
et je voudrais faire partie
de ces inconnus qui nous parlent
de ce que langage veut dire
sans le secours d’autre miracle
que celui de parler avant
cette parole cocardière
qui nous fait de l'oeil quoique aveugle
et susceptible seulement
de consoler les endormis
et d'endormir les survivants
au désastre d'être sur terre
quoique émerveillés C'est ainsi
qu'on s'accepte enfin solitaire.
J'écris tout cela comme si
j'allais mourir demain et sonne
l'heure de ne plus voir personne
qui puisse me faire souffrir
pour raisons trop déraisonnantes
ou par orgueil de n'être là
que par hiérarchie ambiante
(prononcez bien les pieds y sont)
Rien nous ne sommes rien qu'aubaines
pour nommer ce qui n'aurait su
jamais avoir nom Pour le reste
nous nous regardons par-dessus
ou par-dessous nos tristes mines
Le suicide n'est jamais loin
de nos retours à domicile.
Georges Perros (1967)